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12 août 2018 7 12 /08 /août /2018 12:27

En 1994, au moment de sortir le dernier film de sa trilogie Européenne, Kieslowski est sans doute épuisé: il vient, depuis 1987, de sortir pas moins de 14 films, dont cinq sous le format de long métrage, et a été le centre de l'attention cinématographique, en France mais aussi à l'étranger. Les festivals se le sont arraché, il est consacré grâce au Décalogue, à La double vie de Véronique, vu et apprécié un peu partout, et presque muséifié grâce à une triplette extravagante de longs métrages... Mais il y a des ombres au tableau. Comme Pedro Almodovar ces derniers temps, Kieslowski ne recueille pas à Cannes la symbolique mais convoitée Palme d'or pour Rouge. Trop attendue? Peu importe. En tout cas, il annonce un peu partout qu'il ne fera plus de cinéma, et de fait tiendra parole puisqu'il décédera deux ans plus tard; trop tôt, cela va sans dire... Aujourd'hui, la trilogie est sans doute son oeuvre la plus "grand public", la plus connue, et la plus diffusée. Et les trois films ultimes de ce créateur obsédé par les séries (Le hasard et ses multiples possibilités, le Décalogue et ses dix films, ou encore la Double vie de Weronika et Véronique...) sont aussi bien visible comme des films indépendants les uns des autres que comme trois parties d'un tout.

A l'origine, Krzysztof Piesewicz son co-scénariste et Kieslowski ont basé leur idée initiale sur une erreur naïve: ils attribuent aux couleurs du drapeau Français des associations avec les trois concepts de liberté, égalité et fraternité, et se lancent donc dans trois scénarios basés sur ces concepts. Le producteur Marin Karmitz les a éclairés sur cette erreur, mais les a aussi laissé faire. Si chacun des films peut donc être visible en toute indépendance, ils ont été tournés sur quinze mois en une seule traite, par ordre d'arrivée. Ils ont aussi un grand nombre de points communs, tant conceptuels que structurels: un début sous forme de mouvement, une fin qui tourne autour d'un motif, un des personnages qui pleure, face à une vitre ou un obstacle, à l'issue d'un changement drastique, ou d'une épiphanie; trois héroïnes, aussi: Juliette Binoche, Julie Delpy et Irène Jacob, la muse de La double vie de Véronique. Et sinon, Zbigniew Preisner revient à la composition, comme toujours depuis Sans fin en 1985... Mais les trois films auront aussi des spécificités: Slawomir Idziak est le directeur de la photo de Bleu, Edward Klosinski celui de Blanc et enfin Piotr Sobocinski celui de Rouge: Kieslowski renoue ainsi avec la tradition du Décalogue dont neuf directeurs de la photographies assurent les images... Compte tenu des délais, deux monteurs assureront le travail: Jacques Witta pour Bleu et Rouge, et Ursula Lesziak pour Blanc. Pour ce dernier film, tourné en majorité en Polonais, il importait sans doute à Kieslowski de s'assurer la collaboration d'un monteur qui connaisse la langue... et donc, dernier point de divergence entre les films, Bleu a été tourné en France, notamment à Paris, Blanc a Paris et en Pologne, surtout à Varsovie, et Rouge à Genève pour la plus grande partie...

Bleu commence par une séquence durant laquelle on voit une voiture, sur une autoroute... Puis sur une route de Campagne ou elle a un accident. On apprend ensuite que des trois occupants, deux sont morts: Patrice de Courcy, compositeur, et sa fille. La veuve, Julie, va donc décider après une tentative pathétique de suicide, de tirer un trait sur tout: la musique de son mari, dont une oeuvre importante était en cours d'achèvement, la maison, les souvenirs... Elle va faire l'expérience d'une vie de liberté totale, sans attache, sans famille, et va surtout constater à quel point cette liberté à l'écart de toute attache affective est contraire à l'être humain. Le film se veut son parcours, et le personnage principal ayant tendance à étouffer ses émotions, il est le plus froid des trois...

Les efforts de Juliette Binoche pour se détacher de tout et de tous seront difficiles, puisqu'elle devient copine avec une prostituée pétillante (Charlotte Véry) qui fait elle aussi l'expérience amère d'une certaine liberté, qu'elle se lie avec Olivier (Benoît Régent), un ancien collaborateur de son mari, qu'elle visite sa mère (Emmanuelle Riva), victime d'un Alzheimer manifeste, ironique quand on pense au désir de Julie d'oublier; enfin, elle va rencontrer une femme (Florence Pernel) qui a partagé l'intimité de son mari, et qui attend un enfant de lui.

Personnage du drame, la musique de Preisner prend énormément de place, et ce n'est peut-être pas son chef d'oeuvre. Mais le film est fascinant par le jeu des sens, de la subjectivité qu'il déploie. Et il est sans doute l'oeuvre la plus virtuose de son auteur, avec ces moments ou, tout benoîtement, le réalisateur semble "débrancher" son héroïne, qui se laisse envahir par le souvenir, ce qui est suivi d'un fondu au noir, accompagné par de la musique. Bleu marque aussi par l'utilisation de cette couleur, réservée le plus souvent aux objets qui forgent un lien avec le passé, notamment les objets liés à la fille de Juliette Binoche (Un lustre, une sucette trouvée dans un sac). Le film se conclut sur un plan de l'actrice, seule face à une vitre et envahie par l'émotion, elle a enfin réussi à faire son deuil de la mort de ses proches, mais aussi de son expérience hasardeuse de la liberté...

 

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Published by François Massarelli - dans Krzysztof Kieslowski Criterion