
Croyez-moi, ce Salome avec Alla Nazimova est un sacré sac de noeuds, l'un des rares films muets Américains qui soit pour moi quasi impossible à regarder, quel que soit l'état de la copie, et quel que soit le moment de la journée... Il a bien fallu que j'aille au bout, et ce à trois reprises, je pense qu'il n'y en aura pas une quatrième.
Pour commencer, Charles Bryant est d'abord le collaborateur et mari d'Alla Nazimova, l'actrice Russe qui est venue au terme d'une longue errance, s'installer aux Etats-Unis. Collaborateur, car il est comme elle acteur à la base. Mari, car l'un comme l'autre a besoin d'une couverture, on appelle ça en Anglais common law husband ou wife, un époux qui sert surtout à détourner le regard des diverses lois et convenances de cette époque plutôt frileuses vis-à-vis des sexualités "différentes". Il a réalisé en tout et pour tout deux films, en compagnie de son épouse, dont l'un (A doll's house) est perdu; l'autre est toujours là, pour notre plus grand plaisir, manifestement...
Nazimova était différente aussi par ses ambitions artistiques. Venue au cinéma par le théâtre, elle y avait cultivé une sorte de dandysme particulièrement étonnant, tout en réussissant à devenir la star d'un studio, la Metro. Quelques rares films nous sont parvenus, parmi lesquels l'étrange mais séduisant The red lantern d'Albert Capellani. Devenue plus importante, Nazimova allait montrer plus d'ambition notamment en essayant de marier le cinéma plus intimement avec les autres arts: c'est là que se situe de Salome à la croisée des chemins... Il est une adaptation (écrite pas l'actrice sous un prête-nom) de la pièce de Wilde, pour laquelle Nazimova a demandé à Natacha Rambova de créer des costumes en référence directe aux illustrations de Aubrey Beardsley pour la sortie de volume de la pièce. Et le jeu des acteurs et actrices (parmi lesquels on reconnaîtra Rose Dione, la copine de Browning et Ingram, Nigel de Brulier qui commence à se spécialiser dans les mystiques et interprète Jean le Baptiste, ou encore le grand et méconnu Mitchell Lewis qui interprète ici le roi Hérode) est largement influencé par la danse plus que par le théâtre, chaque geste résultant en une artificialité convenue d'avance, soulignée, et le plus souvent (mais c'est un avis hautement personnel) ridicule.
On a beaucoup reproché à Nazimova, 45 ans au moment des faits, d'interpréter l'adolescente Salomé supposée être âgée de 14 ans, mais c'est un faux procès. Voyez par vous-mêmes toutes les sopranos vieillissantes qui ont approché le rôle dans l'opéra de Strauss, créé dix ans après la pièce de Wilde et donc fortement sous influence (notamment avec la fameuse danse des sept voiles): Alla Nazimova sur ce point s'en sort bien, et la fausseté du résultat ne jure de toute façon pas trop avec l'artificialité du décor ou des costumes, encore moins du jeu global...
Le résultat global en tout cas est sans appel: en adaptant cette anecdote très courte, Nazimova et Bryant font durer leur plaisir de façon assez insupportable, en demandant à chaque acteur de sur-jouer sa partie: A demi-nu, décharné, De Brulier n'a sans doute pas l'habitude d'être l'objet de convoitise sexuelle, Mitchell Lewis en rajoute dans la grimace extrême, Dione en fait des tonnes, les danseurs invités à jouer les gardes du palais sont non seulement desservis par leur costume, mais en prime ils ont ordre de souligner grossièrement par tous les moyens leur côté le plus efféminé (c'est un miracle que le film réussisse d'ailleurs à ne pas déclencher l'hilarité). Et la danse des sept voiles est devenue ici une danse sans aucune sensualité, bien qu'Hérode à la vie de la performance manque de s'en étrangler de bonheur... Bref, ça ne marche pas. Mais alors pas du tout.
On peut toujours s'évanouir de félicité comme le font certains commentateurs enthousiastes, et déclarer que même raté c'était un pas de géant vers un cinéma ambitieux et artistique; on peut saluer le courage d'une artiste qui n'avait pas froid aux yeux et voulait à sa façon se placer dans le sillage de Wilde en offrant sa version d'une expérience d'art gay; on pourra même y trouver un certain humour, pourquoi pas? En attendant, ce film gonflé de prétention est d'un ennui mortel, d'un ridicule un peu trop assumé pour être honnête, et sa réflexion sur le regard et le désir de l'humain est déjà inhérente au cinéma muet Américain en pleine mutation, faisant de ce film une voie de garage. Même pas de luxe.
