
Le film qui inaugure la carrière de Cukor à la MGM n'est pas une franche comédie, ce serait trop simple. Par contre, c'est de toute évidence un film de prestige, une sorte de Grand Hotel II après le carton du film-mammouth de Edmund Goulding qui osait rassembler une pléiade de stars dans le décor d'un palace, et a obtenu un succès phénoménal en retour. La formule avait du bon, la MGM s'est donc empressée de trouver le moyen de recommencer...
La pièce de Edna Ferber et George Kaufman a été adaptée, entre autres, par la plume acerbe de Herman Mankiewicz (celui dont son frère Joe a toujours dit "le génie, c'est lui"), et ça se sent. Plutôt qu'un lieu commun à tous les personnages, cette histoire qui en combine plusieurs nous conte les quelques jours qui précède un dîner où se retrouveront les personnages...
Oliver Jordan (Lionel Barrymore) est un armateur fini, raboté par la crise, et qui découvre à la faveur d'évanouissements répétés que son coeur est arrivé au bout de sa course. Son épouse Millicent (Billie Burke) a tellement pris des habitudes dans la haute société qu'elle ne se rend pas compte, et a décidé d'impressionner en organisant un dîner pour un Britannique de passage (qui ne se déplacera d'ailleurs même pas), quitte à y inviter, pour faire plaisir à son mari, le nouveau riche Dan Packard (Wallace Beery), et son épouse Kit (Jean Harlow), deux Américains très moyens, épouvantablement vulgaires, mais attirés par le clinquant. Et Dan pense pouvoir utiliser la soirée pour noyer le poisson, car il s'apprête à déposséder Oliver de son entreprise... Egalement invités, le médecin de famille (Edmund Lowe) des Jordan et son épouse (Karen Morley), et ça promet du sport: le bon docteur prodigue ses soins à Mme Packard qui elle lui prodigue ses charmes... Pour donner un peu de brillant à la soirée, Millicent a également invité la grande actrice Carlotta Vance (Marie Dressler), vieille amie de la famille, et un de ses collègues, l'acteur alcoolique (et fini) Larry Renault (John Barrymore). Ce que personne ne sait, c'est que Renault est l'amant de Paula (Madge Evans), la fille des Jordan qui n'a que 19 ans. Renault les a aussi, mais plusieurs fois... Et puis il y a aussi un autre problème: Renault se suicide juste avant le dîner...
Le film oscille constamment entre comédie (au vinaigre, bien sûr) et drame, servi par des performance exceptionnelles: celle de Wallace Beery pour commencer, j'ai un problème sérieux avec le bonhomme, mais c'était un grand acteur. Et ici meilleur que jamais... M'est avis que Cukor s'est mis en tête d'utiliser la personnalité de chaque acteur au maximum, et chaque personnage prend du même coup une vérité impressionnante. Donc oui, le film est bavard, mais c'est un bavardage salutaire... Et le courage de Marie Dressler qui joue quasiment son propre rôle, et celui de John Barrymore qui interprète un acteur has-been, lessivé par le parlant, surnommé "The great profile" (il n'en a qu'un, ajoute-t-on) et devenu alcoolique et consommateur de petites jeunes femmes, a quelque chose de stupéfiant...
Le film en devient presque la naissance à lui tout seul du style de Cukor, cette tendance à constamment confondre la comédie et le drame, derrière une classe de façade, et à croquer avec un talent fou les femmes: qu'elles soient de la génération d'avant celle d'avant (Dressler), parvenue en couchant (Harlow), déconnectée des réalités à force de luxe (Burke, et ses préparatifs névrotiques pour la soirée!), trahie et souffrant en silence (Morley), ou à l'aube d'une vie qu'elle va s'empresser de gâcher (Evans)... L'Amérique de 1933, vue à travers ses femmes.
N'empêche que le meilleur moment du film reste, vers la fin, un échange légendaire entre Harlow et Dressler:

Harlow: I was reading a book the other day (je lisais un livre, l'autre jour)
Marie Dressler ne dit rien, mais s'arrête d'avancer, médusée...
Dressler: Reading a book?? (un livre??)
Harlow: Yes, it's all about civilisation or something, (...) do you know that the guy said that machinery is going to take the place of every profession? (Oui, un livre sur la civilisation ou quelque chose comme ça... Vous savez que le type disait que les machines vont bientôt replacer toutes les professions?)
Dressler: Oh, my dear, (elle la regarde des pieds à la tête) that's something you need never worry about! (Ma chère vous n'avez aucun raison de vous en inquiéter)
