
Avec un film comme celui-ci, sans doute nous faut-il apprendre à aller au-delà des superlatifs, des raccourcis hâtifs et galvaudés, mais aussi d'une certaine tendance actuelle, dangereuse et inquiétante, au révisionnisme, bref, de tout ce qui environne le film le plus important de Selznick. Et on va d'ailleurs commencer par dire qu'on se fout comme de l'an 40, comme on dit, que cette fresque délirante de 3 heures et cinquante minutes ait obtenu l'Oscar du meilleur film pour l'année 1939, entre autres hochets: ça fait un paquet de temps qu'on sait bien que ce n'est pas ça qui fait un bon film. La preuve? ...cette même année, il y avait aussi Stagecoach de John Ford, et pourtant on ne lui a pas donné la statuette...

Non, on va juger le film sur pièces: un film difficile à attribuer, pour commencer, puisque le tournage a commencé, en 1938, par des plans qui sont dans le film, mais qui ont été tournés avant que les acteurs aient été engagés, et avant l'arrivée d'un réalisateur. Et quel réalisateur, d'ailleurs? On sait que George Cukor a commencé le film, ce qui déplaisait à Clark Gable, donc il a fallu le remplacer par Victor Fleming. Mais au moment où Cukor a été congédié, Fleming était occupé par un boulot prenant (finir sa participation à The Wizard of Oz!) donc l'intérim a été assuré par Sam Wood pour trois semaines, avant que Fleming puisse faire son entrée sur le plateau. Alors dans ces conditions, pourquoi lui attribuer le film? Eh bien, d'une part parce que c'est un crédit officiel; ensuite parce qu'ayant fini le film, il est celui qui l'a porté sur les fonds baptismaux; enfin, parce qu'il est évident (historiquement comme devant le film fini) qu'il en a dirigé une portion significative... Remarquez, il est estimé que Cukor aurait tourné à peu près 35 ou 40% du film tel qu'on peut le voir aujourd'hui. Si on en attribue 50% à Fleming, il reste 15% à partager entre Wood, Selznick et quiconque a mis la main à la pâte, on connait la propension du producteur pour diviser le travail dans l'intérêt d'un film... Et puis le résultat, portant aussi bien la marque de Cukor que celle de Fleming, est sans doute la meilleure des justifications: c'est un chef d'oeuvre, non?

En 1860, sur la plantation des O'Hara, les esprits sont chauffés: d'un côté la jeune Scarlett ne rêve que d'amourettes avec son beau voisin Ashley Wilkes (en dépit des rumeurs alarmantes d'un mariage qui s'effectuerait entre ce dernier et sa cousine Melanie), pendant que les hommes ne parlent que de l'inévitable guerre qui s'annonce... Très vite, les choses se précipitent, et une civilisation construite sur la dureté de l'esclavage et la douceur de la météo, s'apprête à être emportée par le vent, pendant que Scarlett O'Hara va devenir adulte en faisant toujours bien attention à mettre ses affaires et sa survie devant tout: les convenances, le bien-être des autres, et la politique... Se mariant trois fois, toujours avec la pensée de moins en moins secrète qu'un jour Ashley pourrait bien être l'heureux élu...

C'est bien plus que l'histoire d'un égoïsme, car ce qui tient le spectateur en haleine durant quatre heures ou presque, est plutôt la confrontation entre les êtres, qui vont tous par deux dans des combinaisons différentes: Scarlett et Ashley, son amoureux tellement idéalisé qu'il ne sait plus très bien lui-même où il en est, Scarlett et son ennemie intime Melanie qui semble autant digne et honorable que Scarlett est frivole, et enfin - et surtout, devrait-on dire - Scarlett la terrienne et Rhett Butler le visionnaire, qui vont finir par s'allier, et même s'aimer... Mais pas en même temps. Le film est une époustouflante galerie de portraits, certes centrée autour de la figure flamboyante de Scarlett O'Hara, une héroïne fascinante parce qu'elle n'est pas forcément de celles qu'on aime, mais ses motivations sont claires, et tangibles: un trait du film qui le rapproche des séries d'aujourd'hui...

Et parmi ces personnages qui ont tous le temps d'exister (la liste serait longue, mais allez voir le film, vous verrez) et qui sont servis par des prestations de l'un des plus beaux castings de l'histoire du cinéma (Vivien Leigh, Leslie Howard, Clark Gable, Hattie McDaniel, Thomas Mitchell, Harry Davenport, Jane Darwell, Ward Bond, Laura Hope Crews...), il y a une prestation que je trouve absolument essentielle, et qui donne probablement tout son sens au film: Olivia de Havilland, "prêtée" par Warner à Selznick, savait-elle qu'elle avait le meilleur rôle du film? Celui de la douce, tendre, sage, fidèle Melanie, parangon du sacrifice et femme modèle, qui sert du début à la fin de repoussoir, de défouloir, de contre-exemple à cette peste égocentrique de Scarlett O'Hara. Choisissant de la jouer d'une façon frontale, Miss de Havilland dont on connaît le talent, et qui a quelques années plus tard donné toute la mesure de son grand art en se spécialisant dans les rôles ambigus, a joué Melanie de manière à ce qu'elle offre plusieurs grilles de lectures. Derrière la façade (brave, religieuse, fidèle à son mari, dévouée à la cause du Sud comme à sa belle-soeur, allant jusqu'à prendre la défense de cette dernière quand le tout Atlanta se met à exploser en rumeurs, par ailleurs fondées, sur elle et Ashley), il y a plusieurs Melanie possibles. Fière, se sachant gagnante quand elle garde son sang-froid, victorieuse par KO sur l'intrigante Scarlett quant à l'opinion publique? Melanie en femme du Sud a appris la valeur de cacher ses sentiments profonds, elle partira en demandant, de façon, là encore, ambiguë, à Scarlett, de faire attention aussi bien à Ashley qu'à Rhett... Rhett, qui a passé le film a chanter les louanges de Melanie, et dont la maîtresse Belle Watling ne jure d'ailleurs que par Melanie Hamilton Wilkes. Loin de moi l'idée de vouloir nécessairement faire passer Olivia de Havilland devant Vivien Leigh, dont la prestation est mémorable, mais je suis juste en train d'émettre une préférence.

Mais comme je le disais, cette histoire tient la route en effet, grâce aussi à une intrigue historique, une tourmente qui était du genre à inspirer le cinéma: quels qu'en soient les réalisateurs, le film accumule les séquences qui sont autant d'exploits, dans un souffle constamment renouvelé: la construction en deux parties est d'ailleurs exemplaire, et nous permet de prendre du plaisir à tant de grands moments... Plastiquement, c'est aussi une fête, qui a fait dire à beaucoup d'ignares que la couleur avait été inventée en 1939! Une intrigue qui rappelons-le, est basée sur une guerre fameuse pour sa pyrotechnie, et le nombre de ses morts, ce qu'un plan célèbre entre tous nous rappelle opportunément, un plan qu'on peut sans aucun problème attribuer à Selznick lui-même: venue à Atlanta pour chercher le Dr Meade, car Melanie va accoucher, Scarlett se retrouve au milieu d'un mouroir, jonché de soldats blessés, mourants ou morts: la caméra recule et s'élève, jusqu'à cadrer un drapeau Sudiste bien mal en point...

Et c'est là qu'il va falloir taper du poing: certes, on tiquera dans ce film, sur le comportement de toutes ces feignasses de blancs du Sud devant ceux qu'ils appellent les "Darkies", mais force est de constater que le film joue la carte d'un recentrage surtout si on en croit la réputation de racisme délirant de Margaret Mitchell, auteure du roman adapté. Ca et là, des allusions à un comportement décent (Ashley parle du fait qu'il aurait de toute façon affranchi les esclaves en prenant possession du domaine de ses parents, même sans la victoire du Nord), des personnages qui offrent une perspective au-delà de l'esclavage (Mammy, interprétée par la géniale Hattie McDaniel), et replacent les rapports entre maîtres et esclaves dans un contexte moins marqué. Bien sûr, que c'est un petit arrangement avec la vérité, mais le fait est que le film n'est pas une leçon d'histoire. De la même manière, s'il est évident pour la personne informée que la réunion de Sudistes qui se lancent à un moment dans une expédition punitive a tout d'une allusion au KKK pour qui sait lire entre les lignes, il n'en reste pas moins que dans le film, les Sudistes en question en ont après les blancs nordistes.

Dans ces conditions, on ne peut déplorer (surtout dans le climat actuel, où le premier Donald Trump venu, ou le premier Eric Zemmour, ou Renaud Camus, ou Michel Onfray, la liste serait longue, peut se permettre d'aller sur les médias dire des horreurs qui sont autant d'appels à la haine), que le film subisse aujourd'hui une mise à l'index, ayant été déprogrammé pour son racisme supposé. Je pense que si on met Gone with the wind à la poubelle, il va falloir élargir le dépotoir, parce qu'il va y avoir du déchet! C'est en phase avec une époque où l'homo sapiens admet qu'il ne connaît ni son histoire, ni son patrimoine culturel... C'est grave, et c'est bien sûr à rapprocher de récentes censures concernant Lillian Gish ou encore Buster Keaton: ce dernier avait représenté dans un rêve de The playhouse un numéro de music hall qui le voyait se représenter en blackface, selon les règles du music hall de 1922. Le film a lui aussi été déprogrammé pour son contenu politiquement incorrect! Quant à Miss Gish, une décision a été prise de retirer son nom du frontispice d'un cinéma, en raison de son appartenance au casting de The Birth of a Nation, film certes raciste (et d'ailleurs, Miss Gish, que je vénère en tant qu'artiste, était elle-même franchement très rétrograde sur les questions ethniques, mais ce n'est pas une raison)... La seule solution pour pouvoir sereinement affronter le futur est de connaître le passé, ses artefacts, bref, notre histoire. Et Gone with the wind, film phénomène, en fait partie à 100%... Et quel plaisir il nous donne, ce film de 80 ans!



