
La justice est au cœur de l'oeuvre de Fritz Lang, c'est l'un de ses thèmes majeurs, qui sous-tend la quarantaine de films de tous genres et de beaucoup de nationalités qu'il a réalisés entre 1919 et 1959. La justice sous toutes ses formes, d'ailleurs : divine, établie ou personnelle, la justice qui est rendue par le destin, celle qui est régie par les lois et celle qu'on rend soi-même. Les vengeances sont nombreuses dans les films de Lang...
Prenons M, l'un des meilleurs parmi les films de Lang, mais aussi l'un des plus visibles aujourd'hui : la justice y est effectuée par deux groupes antagonistes, l'un qui est, évidemment, la police, par ailleurs accusée d'inefficacité, voire de traîner des pieds pour arrêter l'assassin pédophile, et donc mal appréciée par le peuple. L'autre groupe est la pègre, mais ses raisons sont plus pragmatiques que morales : il s'agit de régler une affaire qui, selon eux, devient un prétexte pour que la police multiplie les raids et donc les empêche de faire leurs petites affaires. Mais la fin du film est une mise en scène de la justice, face aux hommes et face aux spectateurs, dans laquelle Lang place Peter Lorre face à la conscience des spectateurs. Il ne se substitue finalement à aucun groupe en imposant un point de vue... C'est remarquable, et ça rend d'ailleurs le film imperméable à toute lecture idéologique fermée... Contre la peine de mort, pour... ? D'ailleurs, la peine de mort est-elle le sujet du film, plutôt que la justice et la morale ?
Avec son premier film réalisé aux Etats-Unis, donc, Lang frappe fort, et se situe à nouveau sur ce terrain. L'intrigue est simple et comprend trois actes : d'une part, Joe Wilson, monsieur tout-le-monde (Spencer Tracy) et Katherine Grant (Sylvia Sidney), la douce institutrice, vont se marier. Ils ont longuement réfléchi, car ce n'était pas gagné, mais les circonstances sont favorables. Joe qui n'a pas vu sa fiancée depuis un an va donc la retrouver pour un mariage express, mais il a pris un raccourci, s'est perdu et... a été appréhendé par un shérif adjoint peu regardant (Walter Brennan): on recherche un kidnappeur, et Joe qui n'est pas du coin ressemble à la description sur les affiches. Et puis, il mange en permanence des cacahuètes, et on a retrouvé des miettes de ces arachides sur les lieux de l'enlèvement. Une fois arrêté, Joe est entre les mains d'un shérif qui reste prudent : rien ne prouve que Joe soit innocent, mais rien ne prouve qu'il soit coupable... Sauf que la population s'enflamme, aidée par l'alcool (c'est au saloon que les langues se délient), par des briseurs de grève de passage, et par une canaille locale qui voit là l'occasion de redorer son blason : il n'y a pas de fumée sans feu, un homme a été arrêté et on nous le cache, donc c'est forcément le coupable, les conditions sont réunies pour un lynchage en règle...
Lang traite avec une dextérité impressionnante la montée de la folie, en multipliant les points de vue : ceux de la foule qui s'échauffe bien sûr, celui de Joe depuis sa cellule, qui sait, et voit très vite le risque pour lui... Mais aussi le point de vue de Kat, qui attend Joe, puis entend parler du mouvement de foule par un commerçant. Quand elle arrive à la petite ville, la prison est en flammes, la foule est massée dans une émeute sans retenue, les policiers sont débordés, l'armée brille par son absence, et... Elle voit Joe par une fenêtre, seul et sans aucun espoir de sortir du brasier. Finalement la police extérieure au village intervient, mais Katherine s'évanouit juste avant qu'une des manifestantes n'envoie un explosif dans la prison, afin de faire disparaître l'encombrant objet du délit...
Le deuxième acte sera le procès, qui pour nous a un goût d'autant plus amer que nous savons que Joe est vivant, qu'il a changé du tout au tout et qu'il est désormais motivé par la vengeance, dans l'idée de faire condamner les 22 citoyens responsables de son lynchage, et d'emporter avec eux tous les braves gens qui les protègent par des faux témoignages. Seuls les spectateurs et les deux frères de Joe savent qu'il est vivant, Kat elle ne le sait pas. Mais elle va le découvrir grâce à une série d'indices...
Le procès est spectaculaire : c'est l'un des atouts inévitables du cinéma parlant, qui n'a pas attendu Fury évidemment pour exploiter cette merveilleuse opportunité de faire jouer les tensions dramatiques liées au destin d'un criminel ou d'un innocent. Mais on peut compter sur Fritz Lang, maître en cinéma d'essence populaire, pour jouer sur les coups de théâtre... A ce titre, il va utiliser un moyen qui lui correspond très bien pour faire avancer son procès, puisque le procureur a mis la main sur un film tourné lors des émeutes par des journalistes d'actualité : on les a d'ailleurs auparavant vus à l'oeuvre, soulignés lors d'une scène, excités par la teneur sensationnelle des images qu'ils ont captées.
Le cinéma devient un instrument de la vérité puisqu'il établit désormais sans aucune chance de démenti la présence des 22 accusés sur les lieux de l'incendie. Mais il va aussi être un instrument du mensonge en participant à l'accréditation de la thèse du meurtre... Et c'est là que le film devient vertigineux. Car l'intention de Joe, et il le fait savoir à ses frères, puis à Kat, est de mener au bout la logique du lynchage, en représailles pour ce qu'il a subi... Ou failli. Peu lui importe, dit-il, de mener ou non à la mort les 22 personnes, car ils sont virtuellement coupables de sa mort... qui n'a pas eu lieu. Oui, mais officiellement elle pourrait bien avoir eu lieu. C'est là que Joe va commettre son plus grand crime: il a triché une fois de trop en se débrouillant pour qu'un indice parvienne à l'accusation, une bague que Kat n'aura aucune difficulté à authentifier, puisqu'elle la lui a offerte au début du film.
On retrouve avec ce procédé les jeux de pistes narratifs de Fritz Lang qui se plait à baliser son film de signes afin d'offrir au spectateur des éléments qui feront du sens sur la continuité. Peut-être pourrons-nous dire qu'ici, c'est un peu lourd (la répétition d'une erreur de vocabulaire permanente chez Joe, qu'on retrouve dans une lettre anonyme, est le signe définitif pour Kat que Joe est vivant. Mais les cacahuètes fraîches retrouvées dans un imperméable avaient déjà déclenché ses soupçons...
Mais en déclenchant une issue de plus en plus nette pour le procès, Joe devient effectivement coupable d'un crime, coupable potentiel du moins lui aussi. Il a souhaité rendre la monnaie de sa pièce à des salauds, il est lui aussi devenu un criminel dès que sa vengeance a commencé à s'accomplir. On notera que dans le film, les accents de la tragédie et de la douleur ne sont pas ceux de Kat, qui est prostrée après la « mort » de Joe, puis vite rattrapée par le soupçon de sa survie, trop préoccupée par les implications du procès pour se lamenter ; non, Lang nous montre en effet, lors d'une scène-clé, l'une des femmes qui ont participé à l'émeute, se repentir et craquer en plein tribunal, en clamant sa culpabilité : elle est en effet coupable, car elle a participé sciemment à une scène de meurtre... Mais nous savons aussi qu'elle est innocente. C'est un grand moment d'ambiguité, mais c'est aussi un instant très révélateur des intentions de Lang : il nous place dans une situation impossible, quelle que soit l'angle d'approche. Impossible pour nous de rester « aux côtés » de Joe qui est en plein accomplissement d'un acte criminel. Impossible pour nous de prendre parti pour les ordures qui l'ont lynché (les images du film projeté durant le procès sont extraordinaires, à ce titre : comment oublier l'anecdote du brave citoyen qui tranche la lance d'incendie des pompiers avec une hache afin de les empêcher d'éteindre le brasier?), d'autant que nous savons aussi ce qu'est le lynchage.
A ce titre, deux séquences sont situées de part et d'autre de l'intrigue : dans la première, Kat séparée par la distance de son fiancé, voit ses voisins Afro-Américains vivre leur petite vie à travers la fenêtre, deux amoureux manifestant un moment de complicité amoureuse. Dans la deuxième, Joe qui a des troubles de conscience après avoir revu Kat, entre dans un café en croyant y trouver une affluence festive, mais n'y voit qu'un barman noir qui écoute la radio. Ce seront les deux seuls moments de présence des Noirs dans le film, mais comment ne pas faire un parallèle entre le lynchage méthodique présent dans cette intrigue, et la situation réelle, établie dans le Sud et alentours, à cette même période? Lang, je pense, savait lui aussi qu'aux arbres du Sud un étrange fruit pendait parfois.
La conscience : c'est l'objet du troisième acte, particulièrement court, mais qui permet au film de se terminer sur une note positive : il est de plus en plus évident que l'issue du procès sera favorable à l'accusation, et donc le spectre de la peine de mort s'invite dans le film, une peine de mort paradoxale puisque nous savons qu'elle sera illégale, tout comme le lynchage de Joe l'était. Aucun des 22 accusés n'est un meurtrier mais tous méritent un châtiment. C'est cette réflexion qui va mener Joe à inverser aussi sa pensée sous l'influence de Kat : il est la victime, mais il va effectivement tuer 22 personnes par son mensonge et sa duplicité. D'où une série de scènes durant lesquelles Lang nous montre Joe redevenir celui qu'il étai au départ, laissant sa conscience prendre le pas sur sa colère; le metteur en scène nous montre ici Joe entouré par les surimpressions de ses victimes, tel Mabuse dans le film de 1922... Techniquement, Lang adapte aussi, et transpose à la frileuse MGM de 1936 ses techniques de 1931, notamment la dissociation de l'image et du son, par tous les moyens à sa disposition. Le plus courant reste une utilisation dynamique et inventive de la radio, mais aussi de contrepoints dans la scène du procès, qui nous montre souvent un personnage pendant des débats qui font intervenir des interlocuteurs non présents à l'écran, ou durant les scènes de prison, puisque Joe est témoin des grondements extérieurs de la foule, qu'il entend.
La thèse sur la peine de mort contenue dans ce film est osée pour l'époque, d'abord parce qu'elle joue sur cette notion de culpabilité virtuelle: bien qu'ils n'aient pas tué Joe, les 22 accusés méritent clairement un châtiment, je le disais plus haut. Et le metteur en scène inaugure donc une hypothèse dialectique d'opposition à la peine de mort qui n'est pas courante dans le cinéma en 1936: prendre fait et cause contre la sentence, mais en montrant un coupable effectif... C'est l'une des audaces de ce film polémique, qui par ailleurs nous montre aussi la dynamique de haine assimilable au fascisme (qui s'oppose d'ailleurs explicitement à la démocratie, puisque le shérif, c'est souligné par les émeutiers, a été élu), un élément qui ne peut être gratuit de la part de Fritz Lang, qui (certes à sa façon un peu paresseuse) a fui le nazisme. Enfin, il aborde les années 30 et la fin du tunnel de la crise pour les petites gens, sous un angle inattendu : comme le dit Joe, il avait foi en la spécificité de son pays, un lieu différent des pays européens, mais cette foi est désormais tragiquement morte. Et il a vu la violence, une violence dont on en parlait pas, ou pas suffisamment dans les films des années 30. Rares sont les cinéastes qui s'étaient aventurés sur ce terrain... Lang, qui signe d'autant plus son film qu'il en a co-écrit le script, reste le plus pertinent de ces pionniers...
Je le disais il y a quelques lignes : Lang, qui a tant reposé sur Thea Von Harbou pour le seconder dans les années 20, est aussi le co-scénariste de ce film, ce qui ne l'a pas empêché de critiquer vertement le studio après coup. L'ingérence de la MGM était un fait, une culture du studio, qui ne s'est que rarement démentie dans les années 30. On nous dit ici ou là que la version de Fury qui est actuellement disponible n'est pas celle que Lang avait en tête... Soit. Mais en l'état, c'est un brûlot, une merveille ; on y aborde sans prendre de gants des sujets qui impliquent le fonctionnement de la justice dans un terrain sensible ; on y voit un responsable haut placé de la justice d'un état (probablement la Californie) se réjouir que la population ait applaudi sa décision de ne pas empêcher un lynchage ; la justice y est présentée simultanément dans des séquences virtuoses dans ses trois acceptations, justice d'état, justice personnelle, vengeance, et le film est entièrement placé par son metteur en scène sous l'angle d'une morale supérieure, sans aucune attache religieuse quelle qu'elle soit. Bref, déposez les armes : c'est un chef d'oeuvre.



