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8 novembre 2019 5 08 /11 /novembre /2019 17:17

Sur-vendu depuis des décennies, sans manifestement aucun droit de s'opposer, comme le plus grand film de tous les temps, ce deuxième effort d'Eisenstein ne demande qu'à être vu comme ce qu'il est: un film, à voir objectivement, ce qui paraît impossible. D'une part à cause du pedigree particulier d'un film confié à un artiste dans des fins de propagande, par un état soucieux de se dé-diaboliser auprès du monde entier, tout en assurant le socle idéologique de la Révolution pour les masses. A ce titre, les intentions d'Eisenstein se confondaient avec la mission d'état puisqu'il s'était lancé avec La Grève dans une fresque en plusieurs parties qui célébrait les prémices de la révolution... Entre intentions artistiques et propagande musclée, ça ne facilite pas la mission critique objective. D'autre part, le film est apparu très vite comme un étendard pour une critique Européenne dominée par une gauche pas trop soucieuse de se démarquer du Stalinisme. 

Pourtant le film tend vers UNE scène, bien plus que La Grève qui accumulait les morceaux de bravoure de montage, de cadrage, de caractérisation... Dans ce nouveau film, l'ironie disparaît, au profit d'un flot narratif qui est entièrement au service du message de propagande: l'intrigue est liée à l'histoire des marins du Cuirassé Potemkine, en 1905, qui ont pris part à leur façon à un fort courant évolutionnaire qui agitait alors l'Empire Russe, en se mutinant, et en gagnant la sympathie de la population. 

Le film commence par un exposé des conditions de vie des marins lors d'une escale près d'Odessa, priés par une hiérarchie méprisante de consommer une viande avariée et grouillante de vers, puis harcelée jusqu'à une condamnation à mort collective. Un homme, le marin bolchevik Vakoulinchouk, mène alors la révolte mais se fait tuer lors de la mutinerie. La population d'Odessa va se presser pour lui rendre hommage, mais lors de la fraternisation, l'armée intervient et déclenche un massacre...

Je le disais plus haut, l'humour parfois féroce et génial de La Grève est ici délibérément écarté par Eistenstein au profit d'une narration linéaire totalement galvanisée; le traitement ignoble des marins, la mutinerie, puis l'hommage du peuple sont autant d'occasions pour le cinéaste d'écarter toute tentative de mettre en avant un individu, si ce n'est pour présenter le héros, ou ceux qui vont mourir. Le traitement ironique des supérieurs hiérarchiques, les officiers surtout, se passe de la moindre subtilité: le message est clair, le comportement des officiers Tsaristes de la marine était totalement inhumain, et le cinéaste adopte un manichéisme tranquille particulièrement assumé dans son montage...

Le point fort du film, bien sûr, est la séquence des escaliers d'Odessa, rendue épique par un montage impressionnant. La foule se presse, et depuis dix bonnes minutes le fil ne nous montre que la fraternité et la joie des habitants et des marins qui se rencontrent autour de la dépouille de Vakoulinchouk. Eisenstein réussit (un exploit!) à éviter dans cette partie d'être léni(ne)fiant en adoptant un montage hyper serré, puis... il lâche l'armée. A couper le souffle, la séquence devient indescriptible, avec un tour de force pour le cinéaste: il réussit à mêler les plans d'une foule compacte et soudée, prise pour cible par les soldats, et les plans de quelques victimes reconnaissables; un enfant, sa mère, une jeune mère qui lâche un landau, et une vieille dame à bésicles. Des images qui ont fait le tour du monde, à juste titre. Elles se passent d'ailleurs de commentaires...

Ce qui n'est pas le cas de l'épilogue longuet dans lequel le cinéaste essaie de jouer avec le suspense d'une hypothétique fin tragique pour le bateau, cerné par la flotte: il construit plan après plan la menace, avant de lâcher un pétard mouillé: les marins des autres bâtiments fraternisent à leur tour... Pour un peu, Eisenstein placerait la révolution d'Octobre en 1905! Mais ce n'est pas la leçon d'histoire qui me dérange, simplement le fait qu'après le climax foudroyant de la scène des escaliers, il s'embourbe dans la figure imposée de propagande. Et son choix de privilégier la masse au détriment de l'individu dessert à mon sens le film qui devient un catalogue de scènes sans relief, avant que le montage ne s'emballe enfin pour la scène des escaliers d'Odessa, certes proprement géniale à elle toute seule...

Mais six minutes de génie peuvent-elles rendre un film aussi indiscutable?

Au final, je continue à refuser à ce film son statut poussiéreux, qui du reste ne lui rend pas justice... Mais si Le cuirassé Potemkine (Pas plus à mon avis que Citizen Kane) n'est définitivement pas pour moi ce soit-disant "meilleur film du monde" dont on nous rabâche les oreilles, ce n'est pas parce qu'il serait mauvais, c'est tout simplement parce qu'il n'y a pas lieu d'élire un film de cette façon... Ce dessert bien sûr les autres productions, in fine ça dessert le film lui-même, et ça dessert l'art cinématographique dans son ensemble. Ce film de propagande est aujourd'hui un objet imparfait, un film de transition d'un cinéaste qui avait goûté à la liberté, et est maintenant, même s'il ne le sait pas encore, pris au piège de la propagande d'un état qui va bientôt devoir cesser de se pencher sur le passé glorieux de la révolution pour essayer de chanter les louanges de la réussite Soviétique.

Et Eisenstein, qui va devoir à son tour faire des publicités pour les tracteurs, sera en première ligne...

 

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Published by François Massarelli - dans 1925 Muet Eisenstein Demain, nous serons des milliers *