
C'était une période très difficile pour Lang, sans doute. Le manque de succès de ses films noirs, le manque de soutien aussi, pesaient, et il s'est donc retrouvé à la Republic. Mis contrairement à Wayne ou Ford, qui à la même époque travaillaient volontairement pour la firme fauchée de Herbert Yates parce qu'ils savaient qu'on leur y laisserait les coudées franches, Lang y était plus ou moins obligé parce qu'il était brûlé un peu partout... C'est donc avec ce film, un noir particulièrement sordide, qu'il s'est retrouvé à travailler avant de rentrer à la Fox par la très petite porte afin d'y réaliser un film indigne de lui.
S'il a très mauvaise réputation, ce film en revanche est tout sauf indigne: on y suit les aventures d'un écrivain qui a tué une femme qu'il désirait par peur d'être attrapé, et qui finit par se rendre compte que tout accuse son frère; il va donc le charger... Dès le début, Lang ne nous laisse aucun répit et commence à accumuler les signes. Stephen Byrne (Louis Hayward), l'écrivain raté et frustré, vit dans une petite maison au bord d'une rivière, et durant la scène d'ouverture, le flot charrie des troncs d'arbres et... un cadavre de vache, qui passe son temps à aller et venir entre le fond du jardin et l'estuaire! Quand sa femme de chambre lui demande l'autorisation d'utiliser sa salle de bains, Stephen la voit partir avec un oeil gourmand et insistant. Puis quand il se poste en bas de l'escalier qui mène à l'étage, et qu'il entend la jeune femme terminer ses ablutions, il se regarde dans le miroir, et c'est comme si le metteur en scène utilisait cet artifice pour nous montrer la naissance du monstre à l'intérieur de Stephen...
Le miroir reviendra, du reste, souvent, car Stephen est non seulement un monstre, c'est aussi un homme vaniteux, au cynisme et à l'aplomb phénoménaux. Mais le film bifurque pourtant assez vite, car Lang ne cherche pas à faire de ce film l'histoire de Stephen seul. Ce dernier est marié à la belle Marjorie (Jane Wyatt), qui s'inquiète de la transformation de son mari suite à la "disparition" de leur domestique. Et bien sûr, le personnage le plus positif reste John, le frère de Stephen (Lee Bowman), un modeste employé de banque atteint d'une déformation, et qui a commis une faute et une seule: il a aidé son frère à se débarrasser du corps encombrant de la jeune Emily...
Une fois qu'il a aidé Stephen, John semble endosser à lui seul la responsabilité du crime. Là où Stephen louvoie, donne le change, s'improvise en maître criminel, ne commettant apparemment pas une erreur, John lui s'irrite, s'inquiète et s'enferme chez lui. Et surtout il va devenir pour la sagesse populaire le parfait suspect, comme s'il devenait le principal protagoniste d'une fiction montée de toutes pièces par Stephen! Celui-ci, d'ailleurs, va bénéficier du crime puisque la publicité générée par la disparition, puis l'annonce de la mort d'Emily (dont le corps a été retrouvé, bien sûr, allant et venant sur la rivière): d'écrivain raté, il va devenir un auteur en vue de best-sellers...
Marjorie et John vont se rapprocher, et Stephen de son côté s'éloigner toujours un peu plus de son épouse. Puis il va se lancer dans l'écriture d'un roman inspiré de son expérience, finissant en transposant dans la fausse fiction une réalité bien embarrassante de passer de l'autre côté du miroir.
Avec sa rivière traîtresse, ses scènes nocturnes et son crime plus crapuleux que jamais, situé au tournant du vingtième siècle, ce film sulfureux est une magistrale plongée dans les tréfonds de l'âme humaine, entre morale (John) et corruption (Stephen), et c'est à sa façon, un authentique chef d'oeuvre du film noir et à mon sens l'une des meilleures manifestations du génie indéniable de Fritz Lang.



