
Show boat est non seulement une production majeure des années 30, une comédie musicale de grande classe, c'est aussi un film crucial pour son metteur en scène, l'infortuné James Whale qu'on assimile trop souvent au film d'horreur et d'épouvante dans la mesure où ses quatre films les plus connus font tous partie de cette catégorie... Ce sont pourtant les seuls du genre, dans une oeuvre diverse, où on trouve aussi bien des mélodrames (Waterloo bridge, version de 1931), un musical (Show boat, donc), des films d'aventures historiques (The man in the iron mask), une participation à l'une des versions du film de guerre Hell's angels de Howard Hughes, ou une adaptation de Marcel Pignol (Port of seven seas)! Show boat est sans doute le plus connu des films non fantastiques de Whale, et à juste titre... C'était, il est vrai, une grande date pour la Universal.
Sur le Mississippi, nous assistons à la vie sur le steamboat Cotton Blossom, un show boat, c'est à dire un bateau comprenant un théâtre, qui fait la tournée des villes portuaires sur le fleuve. La famille qui compose la troupe est organisée autour du capitaine Andy Hawk (Charles Winninger) et de sa redoutable épouse Parthenia (Helen Westley): l'acteur principal, Steve Baker (Donald Cook) et son épouse, la prima donna Julie La Verne (Helen Morgan), mais aussi un couple de comiques, Frank Schultz (Sammy White) et Elly Chipley (Queenie Smith): tous chantent, dansent, et jouent la comédie. Magnolia (Irene Dunne), la fille d'Andy et Parthenia, aimerait bien aussi participer, mais sa mère, motivée par une morale Sudiste quasi-Victorienne, le refuse...
...Jusqu'au jour où Julie doit précipitamment quitter la compagnie, étant noire, ce que peu savaient. Elle part avec son mari afin d'éviter les ennuis à ses employeurs. Obligés de trouver un remplacement, les Hawks engagent donc un inconnu, l'aventurier Gaylord Ravenal, et lui donnent comme partenaire leur fille, qui est ravie non seulement de monter sur scène, mais aussi de donner la réplique à un homme qui lui plaît beaucoup...
Et ce n'est que le début: l'intrigue globale du film, comme celle du musical dont elle est partiellement une adaptation, est tirée à l'origine du roman d'Edna Ferber, qui se déroulait sur cinq décennies, et voyait beaucoup de protagonistes mourir... Pas le film de Whale pourtant, qui porte ses efforts ailleurs... Dès le départ, il a pour souci d'intégrer la musique dans la comédie, d'une manière qui soit différente des tendances des années 30, les revues inspirées de Ziegfeld, les films urbains élégants où la danse et le chant sont généralement l'affaire privée des protagonistes interprétés par Fred Astaire et Ginger Rogers, ou les musicals Warner où le show est la promesse d'un final spectaculaire, coquin et exubérant à une oeuvre qui montre les artistes se démener sang et eau pour répéter pendant une heure de film... et pour intégrer la musique, rien de mieux que de montrer dès la première séquence le show boat arriver, à la grande satisfaction du public potentiel, qu'il soit noir ou blanc, jeune ou vieux, riche ou pauvre... On va même plus loin, c'est l'arrivée du bateau et de sa promesse de spectacle qui donne de la vie à la petite ville où se passe l'introduction.
Du début à la fin, Whale intègre donc la musique à la comédie et la comédie à la musique, laissant l'une envahir l'autre et vice versa. En pleine chanson, un personnage va même parler avant de reprendre le flot musical; les personnages entrent dans une pièce et se joignent à la musique au gré des affinités. Les caméras et les éclairages ne sont pas en reste, Whale ayant pris le parti de multiplier sans répit les angles de prise de vue, tout en utilisant avec réalisme les lieux de l'action: pas de champ qui s'élargisse sous la magie du spectacle comme dans les films de Busby Berkeley, le parti-pris de Whale est de se servir de décors à taille humaine. N'empêche, la mise en scène, le montage, sont d'une incroyable invention: quelle que soit notre affinité avec les styles musicaux représentés, on ne s'ennuie jamais.
Tout tourne autour du bateau dont les protagonistes ne sont pas que les acteurs et chanteurs; on fait aussi connaissance avec les employés, comme l'homme à tout faire Joe (Paul Robeson) ou la cuisinière Queenie (Hattie McDaniel). Ils ne feront jamais tapisserie, même s'ils disparaissent lorsque les protagonistes cessent de vivre en permanence dans le show boat. Mais leur présence va servir aussi à introduire les questions gênantes dans le film: c'est que le show boat, c'est une tradition Sudiste, et le Sud est omniprésent dans les deux premiers tiers du film, et pas qu'à travers le style musical choisi par Jerome Kern (Can't stop loving that man of mine, Old man river...): une scène où Helen Morgan interprète une vieille chanson noire (ce qui au passage est le début d'une information, puisqu'on apprendra plus tard qu'elle est métissée) sert de passage de témoin culturel, entre Queenie qui approuve la version interprétée par ses amis blancs, et Magnolia qui danse à la fin dans un style purement afro-Américain. Paul Robeson, qui faisait partie de la distribution de la production Ziegfeld à Broadway en 1927, interprète Old Man River, appuyé par des images aux forts relents expressionnistes, qui nous rappellent le bon goût de James Whale qui n'avait jamais oublié le cinéma muet Allemand et s'en est souvent inspiré. Show boat est souvent le théâtre d'un métissage culturel revendiqué, souligné, nécessaire... mais aussi de son corollaire, une récupération par les blancs de ces styles musicaux: Julie La Verne, personnage poignant d'actrice qui a cherché à dissimuler sa vraie identité et à cacher ses angoisses dans l'alcool (un autoportrait surprenant de Helen Morgan), va littéralement laisser la place sur la scène dans le dernier tiers du film à Magnolia Hawks, et laisser la petite blanche triompher avec son répertoire... C'est d'ailleurs dans ce même dernier tiers que les protagonistes noirs disparaissent tous.
Une fois de plus, c'est en contrebande, et au vu et au su de tout un chacun, dans une grosse production visant à être vue par toute la famille, que James Whale fait passer un message que d'aucuns pourront juger subversif. Une scène entière, magistrale, nous montre les membres de la troupe se liguer derrière le couple de Julie et Steve, accusés de miscégénation, cet absurde délit d'accouplement inter-racial inventé par les blancs du Sud pour emm... le monde entier. Un sujet qu'on n'attend pas dans un film Américain produit à Hollywood en 1936, et dont James Whale fait un grand moment de prise de conscience pour le public...
Whale sait aussi que le public a évolué depuis les débuts du parlant. Il s'adresse un peu aux audiences sophistiquées des grandes villes quand il prend le parti de montrer les pièces interprétées sur le Cotton Blossom comme étant d'abominables mélodrames fort mal joués... Il se régale (et nous avec!) d'une histoire atroce avec un méchant à moustache et rire diabolique... De la même manière on peut sentir une certaine ironie de sa part dans son traitement d'un numéro de Magnolia en black face. Mais il le fait, et c'est un tour de force, sans jamais se départir de son affection profonde pour les personnages qu'il met en scène... Et c'est sans doute la cerise sur le gâteau, d'un film majeur, époustouflant, et assez exténuant dans ses presque deux heures de spectacle. On raconte, pour finir, qu'il existerait une troisième version du film (celle de Whale étant la deuxième), produite par la MGM en 1951: n'en croyez rien: Show boat, c'est ce film Universal de 1936. Pas autre chose...







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