
Ca fait quelques temps qu'Ang Lee s'est attaché à la peinture de désastres, et pas toujours héroïques: The ice storm, déjà, montrait comment la culture de la libération sexuelle débouchait sur du vide; Ride with the devil nous montrait la fin de la lutte de Sudistes acharnés qui n'en finissaient plus de s'enfoncer dans la défaite, entre abandon et fanatisme; Crouching tiger, hidden dragon était une danse de mort, Hulk montrait les effets néfaste d'une expérience malheureuse, Brokeback mountain était une histoire d'amour qui finit mal, et Lust, caution montrait comment un plan compliqué mais glorieux pouvait déboucher sur un échec, que Lee montrait en quelques plans après un long développement... Et il y a eu Taking Woodstock, qui reprenait le flambeau satirique pour montrer les coulisses d'un événement médiatique qui était aussi un pur désastre financier... C'est dans cette lignée que s'inscrit ce nouveau film, qui nous conte une histoire dans la marge de l'engagement des troupes Américaines en Irak durant la première présidence de George W. Bush.
Une patrouille de soldats revenus d'Irak est célébrée au Texas, suite à l'action héroïque de l'un d'entre eux, qui a été captée par hasard et transmises aux télévisions du monde entier... C'est donc à une célébration médiatique que sont conviés les huit soldats autour de Billy Lynn (Joe Alwyn), le héros local. Mais celui-ci est rongé par le doute...
Dès le départ, Lee choisit de se tenir à l'écart de la politique... Mais pas ses personnages, du reste. Ainsi la modeste famille Lynn montre-t-elle toutes les composantes de la nation Américaine par rapport à la guerre en Irak: un père, manifestement diminué, qui rythme ses journées de la vision en boucle des actualités guerrières; la mère qui se refuse à contester un conflit dans lequel son fils est partie prenante; la belle soeur de Billy, totalement confiante dans la destinée de l'Amérique, et sa jeune soeur Kat (Kristen Stewart), victime quelques années auparavant d'un accident qui lui a laissé des cicatrices sur tout le corps, et qui est la principale motivation de Billy: s'il s'est engagé ce n'est pas pour son pays mais parce qu'il veut un jour être capable de subvenir aux besoins médicaux de sa petite soeur. Elle, en revanche, fait partie de la très vocale minorité des opposants à la guerre. Roublardise ou pragmatisme, cette famille sert bien le cinéaste qui peut au moins se targuer d'avoir fait entendre toutes les voix même les plus discordantes, sans jamais avoir eu à se prononcer.
Le film suit Billy, dans un constant aller-retour entre le passé de son acte héroïque (auquel nous assisterons dans une superbe séquence) et le présent de la célébration, qui sert de socle narratif: arrivée des huit soldats, en uniforme, dans une limousine ridiculement trop grande; leur mise en valeur dans un stade aux trois quarts vide, puis un spectacle avec le groupe Destiny's child (avec Beyoncé Knowles), dans lequel les huit troufions mal à l'aise font tapisserie. Pendant tout ce temps, on assiste à des tractations avec un producteur (Chris Tucker) qui cherche un financement pour un film qui raconterait l'histoire du bataillon, à des entrevues avec le potentat local, président d'un club de football (Steve Martin), qui tire les ficelles de la cérémonie, à quelques flash-backs qui éclairent les doutes de Billy dans sa famille, à travers des conversations avec Kat, et sinon ses rencontres étranges, presque rêvées, avec Faison.
Faison Zorn (Mackenzie Leigh) est une cheerleader, une de ces filles dont la mission est d'accompagner les héros durant toute la soirée, et elle a capté l'oeil de Billy Lynn. Celui-ci est vierge, et c'est la première fois qu'il s'intéresse de près ou de loin à une fille, et celle-ci le lui rend bien. Le conte de fées va virer saumâtre, pourtant, quand il va émettre devant elle l'hypothèse de rester pour profiter de leur idylle... Un réveil pénible pour le jeune homme, confronté à ce qu'on attend de lui: retourner, revenir encore plus médaillé...
Ou dans une boîte.
C'est un film au vitriol, une fois de plus, dans lequel Ang Lee cible non pas les soldats, dont les motivations sont rarement soulignées comme patriotiques, mais qui au moins ont eu l'occasion de faire quelque chose. Une fois rentrés, ils sont confrontés au vide intégral autour d'eux, vide des promesses éventuelles de rétributions, vide des célébrations durant lesquelles les écrans agitent l'image de héros, qui sont moqués dans les gradins par tout un tas de malfaisants et de jean-foutres (l'un d'entre eux attaque les huit hommes sur leur prétendues homosexualité, faisant référence au très controversé article de loi "don't ask, don't tell"), un roadie s'en prend même physiquement aux soldats... Le grand cirque médiatique, aussi caricatural soit-il (et je n'ai pas l'impression qu'il le soit tant que ça!), est l'occasion d'une charge violente contre la sous-culture jetable qui invente des héros pour vendre plus de Coca-Cola, et au final, les soldats restent seuls, face à leur mission, leur sacrifice (un mot qui n'en finit pas de ne plus vouloir rien dire) et leur incapacité à revenir au pays. Et quel contraste avec la douce philosophie humaniste du sergent Breem (Vin Diesel), le seul membre de la troupe à avoir donné sa vie en Irak, et qui a motivé l'action d'éclat (irréfléchie, motivée par ses sentiments) de Billy Lynn.
Amer, donc, mais profondément indispensable, le film est bien différent de la démarche de Clin Eastwood, qui ne demande pas, lui, ce qui fait un héros. Que ce soit dans American Sniper, Sully ou même dans son abominable film sur les héros du Thalys, Eastwood partait du principe que ses personnages sont des héros, et évaluait les conflits, remous voire conflagrations nées de leur confrontation au monde. Dans ce film, Lee nous laisse poliment nous faire une idée, car ce qu'il voulait, c'était précisément nous mettre face au doute et au questionnement. Billy Lynn nous dit qu'il n'est pas un héros. Mais quel beau film... Un film qui bénéficie de l'oeil particulier de Lee pour recréer une époque, ce qu'il avait si bien fait dans Taking Woodstock, paradoxalement le film du cinéaste qui me semble le plus proche de celui-ci.


