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13 décembre 2020 7 13 /12 /décembre /2020 10:31

Dans Citizen Kane, le personnage de Susan Alexander trompait son ennui en faisant des puzzles... Une allusion maligne à la structure même du film réalisé par Welles et écrit par Herman Mankiewicz. Le sujet du film de Fincher, son onzième et le premier depuis Gone girl, n'est ni Welles, ni Citizen Kane, mais bien le scénariste dont le surnom est le titre: Mank (Gary Oldman)...

1940, le scénariste alcoolique est amené dans le désert de Mojave, dans des conditions rocambolesques, pour y écrire à l'instigation du metteur en scène débutant Orson Welles, le scénario d'un film qui pour l'instant pourrait bien s'appeler American. Il sort d'un accident qui l'a privé de sa mobilité et son alcoolisme légendaire fait l'objet d'une surveillance accrue, il est donc accompagné d'une infirmière Allemande, et d'une secrétaire Britannique, avec lesquelles il va fraterniser... platoniquement. Une vieille habitude, semble-t-il, le monsieur étant coutumier d'amitiés sans sexe avec les femmes qu'il rencontre, ce qui agace profondément Mrs Mank! La plus importante dans le film reste celle qu'il développe avec l'actrice Marion Davies, maîtresse du magnat de la presse William Randolph Hearst. Et ça tombe bien, du reste, puisque l'essentiel du film sera consacré, dans un kaléidoscope de flashbacks (tous annoncés à l'écran dans un clin d'oeil à la police de caractère d'une machine à écrire), à la relation compliquée entre "Mank", scénariste intègre et doué, mais que ses démons vont condamner à l'oubli, et le puissant et redoutable Hearst... Et bien sûr, Hearst est justement le personnage dont Mank va écrire un fascinant portrait à charge dans son script pour Citizen Kane...

Pour commencer, autant s'attaquer à la plus sérieuse des polémiques autour du film (les Inrocks se sont lancés dans une croisade pour démontrer que Fincher est un Satan misogyne, ajoutons qu'il est aussi cannibale et zoophile, et laissons-les s'extasier devant Catherine Breillat): Peter Bogdanovich avait déjà bondi de rage en lisant un essai de Pauline Kael qui entendait avancer que le scénario de Kane avait été écrit par Mank seul, alors qu'il était co-signé avec le metteur en scène. Un crime de lèse-majesté au pays où, à tort ou à raison, Kane est considéré officiellement (par beaucoup de gens qui pour certains ne l'ont pas vu) comme le meilleur film du monde... Tout de suite une mise au point: le scénario de Jack Fincher que son fils a tourné est effectivement basé sur cette théorie, étayée par les déclarations de Herman Mankiewicz lui-même. Ce ne serait pas la première ni la dernière fois qu'un cinéaste de génie aura revendiqué la paternité d'un script, et rappelons que s'il fallait du génie pour écrire Citizen Kane, il en fallait plus encore pour mettre en scène un tel chef d'oeuvre: regardez-le et vous verrez. Donc cette polémique est d'autant plus stérile que Fincher montre son affection profonde pour le film de Welles en permanence dans Mank: noir et blanc habité, profondeur de champ extrême, composition, mouvements d'appareil triés sur le volet, et jusqu'à la structure même du film, tout renvoie à la mise en scène.

La figure du mal est l'un des plus importants ingrédients de l'oeuvre de Fincher pour le cinéma et la télévision, que ce soit le monstre (Alien3), le mal qu'on traque chez les puissants (House of cards), les criminels et au fin fond d'une humanité malade (Seven, Zodiac, The girl with the dragon tattoo, Mindhunter), ou chez votre voisin ou voisine (Gone girl) voire un réseau social (The social network), ou une organisation tentaculaire (The game), chez vous (The panic room) ou dans les gènes (The strange case of Benjamin Button), ou pourquoi pas en vous-même (Fight club)... La figure du mal "saisissable" à l'échelle du film est-elle cette fois William Randolph Hearst (Charles Dance, que Fincher s'est plu à nous représenter dans l'ombre en permanence, ou est-elle à trouver chez tous les yes-men qui l'entourent à commencer par Louis B. Mayer? Je ne répondrai pas à la question, et je ne sais d'ailleurs pas vraiment non plus si Fincher lui-même (ou eux-même en comptant le père scénariste) y répond(ent). Car le récit ici, à travers un puzzle narratif brillant, s'attache surtout à explorer la contradiction d'un scénariste lessivé qui tente de retourner à la vie en acceptant au préalable un deal inattendu: il écrit tout le script d'un film mais ne sera pas crédité au générique, et en prime il va y étriller son ami, un de ses bienfaiteurs, un homme puissant voire inquiétant, mais auquel il doit paradoxalement beaucoup... Et si le mal était dans Mank lui-même?

On connaît le talent exceptionnel de Fincher pour faire du point de vue la colonne vertébrale de ses films, mais ici il se surpasse, en réaction une fois de plus à Kane, qui alterne en permanence les opinions des uns, les impressions des autres et les anecdotes de tout un chacun. Privé de l'enquête qui sert de prétexte à la narration de Citizen Kane, Fincher a donc adopté un système gonflé, dans lequel il fait semblant de faire apparaître le script même, passant d'une scène de 1940 à une autre de 1930, mentionnée à l'écran "Flashback". Mais il va user de son puzzle d'une façon beaucoup plus sage que Welles et Mankiewicz, en gardant globalement une chronologie entre 1930 (Mank est réjoui, les films désormais parlants vont avoir besoin du talent des auteurs, et il en a) et 1940, en passant par une année 1934 riche en problèmes: le clan Hearst se divise entre partisans et opposants du candidat démocrate "socialiste" Upton Sinclair aux élections gouvernementales de Californie, et Mank va être témoin d'une manipulation de l'opinion par les petites mains de la MGM... Sinon, l'histoire du cinéma, la petite comme la grande, croise évidemment la route de notre personnage, toujours traitée sans tambours ni trompettes, et avec de petits arrangements avec la vérité (par exemple, une discussion de l'acteur John Gilbert avec Louis B. Mayer est transposée de 1928 à 1934, et Mayer rend dans le film à Gilbert la baffe que ce dernier lui aurait donnée en 1927 selon les ragots), mais dans un foisonnement narratif qui sert autant à brouiller les pistes (et à fournir une truculence hors du commun) qu'à alimenter le portrait d'un homme. Un homme qui sait que le monde autour de lui est en train de lui échapper.

Finalement, Mank est un film brillant avec une mise en abyme formidable: à travers le portrait d'un homme qui écrit, on en vient au portrait d'un homme et de son époque, le ratage d'un homme réduit à railler la réussite éclatante voire boursouflée, mais qui parvient à le faire avec un tel talent, qu'on ne remarquera peut-être pas qu'il a écrit un portrait en creux de son propre échec: échec à s'imposer, échec à composer avec les gens qui sont importants (l'alcool rend Herman Mankiewicz particulièrement franc, et son petit frère Joe a manifestement plus de talent que lui pour se faire aimer des gens qui comptent à Hollywood), échec aussi à séduire vraiment l'une des femmes qui aura manifestement le plus compté pour lui: Marion Davies, dont Amanda Seyfried nous fait une superbe interprétation. Oui, on se rappelle que dans Kane, Davies s'en prend vraiment pour son grade... Ce qui n'empêche pas le scénariste, à chaque fois qu'on soulève le paradoxe ("on comprend que tu tapes sur Hearst, mais pourquoi Marion?"), de répondre "Ce n'est pas elle".

Il semble sincère... Comme Flaubert l'était quand il disait que Madame Bovary, c'était lui?

A la fin, Gary Oldman-Herman Mankiewicz est filmé recevant son Oscar et rappelant qu'il a écrit le film Citizen Kane tout seul. Quand Fincher fait un arrêt sur image, ce n'est plus Oldman, mais Mankiewicz: la dernière pirouette virtuose d'un metteur en scène qui vient de nous embarquer dans un sacré voyage, à la richesse dodue.

 

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Published by François Massarelli - dans David Fincher