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2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 08:56

"Suspension of disbelief": c'est ainsi qu'on caractérise en Anglais la magie du cinéma: on sait que ce qu'on regarde est faux, mais on décide de suspendre notre incrédulité le temps de se faire prendre dans l'action et d'en récolter le plaisir d'évasion qu'on recherche. C'est la base, depuis Méliès, du cinéma narratif... Si cette suspension est facile, alors le film marche. Si elle ne s'effectue pas, c'est raté. Simple, non? Sauf qu'après c'est selon: croit-on que Yentl est un homme, sous prétexte qu'on l'a vue se couper les cheveux? Non. Mais justement: nous l'avons précisément vue se déguiser en homme, donc ce qui compte ce n'est pas que nous y croyions, mais que les personnages du film, eux, y croient...

1904, en Pologne: Yentl (Barbra Streisand) est la fille d'un homme qui, en cachette, lui a appris le Talmud. Dans une communauté Juive orthodoxe où la seule préoccupation reconnue comme utile pour une femme, aux yeux de tous, est la recherche d'un mari et donc les accomplissements domestiques qui y mèneront, il vaut mieux étudier les volets fermés, car "si Dieu comprend, les voisins, eux, ne comprendront pas"... A la mort de son père, Yentl fuit de peur d'être forcée à un mariage, et se déguise en homme. Elle se rend en ville, pour y entrer à l'université... Sous le nom d'Anshel, elle devient l'ami (e) d'Avigdor (Mandy Patinkin), un fringant étudiant dont elle tombe amoureuse... Mais Avigdor, qui ignore son identité, va introduire "Anshel" dans le cercle de sa future belle-famille, auprès d'Hadass (Amy Irving) sa fiancée...

L'enjeu va se déplacer, et devenir intime: déjà, Yentl vit dans la dissimulation de crainte qu'on ne découvre qu'elle est une femme; mais Avigdor vit lui aussi avec un secret: son frère, décédé un mois auparavant, n'est pas mort de pneumonie, comme il le prétend, mais il est suicidé: un péché mortel, et un stigmate pour toute la famille. Quand ils l'apprennent, les parents de Hadass décident de rompre les fiançailles. Avigdor demande à Anshel, par amitié, de devenir le fiancé à sa place afin que la jeune femme reste proche de lui...

C'est la partie la plus difficile à accepter, sur le papier, que le fiancé éconduit confie celle qui est supposée être l'amour de sa vie à son meilleur ami, mais pour toute personne qui a vu le film, il sera clair qu'on est ici devant un conte, qui aurait pu (s'il n'avait été situé dans la sphère du judaïsme bien sûr...) traité par le studio Disney! Mais il est aussi beaucoup question de sexualité dans le film, et sous plusieurs formes. D'une part, Yentl doit partager la chambre et l'intimité de son copain, une scène qui mise sur l'embarras de la jeune femme et qui est très drôle; ensuite il y a la fameuse scène du bain (là, je retire ce que j'ai dit sur Disney: ça, ils l'ont fait dans Mulan, mais avec beaucoup moins de précision graphique); mais surtout une bonne part de l'enjeu du film repose, dans sa dernière demi-heure, sur le fait que par la force des choses, Yentl-Anshel se marie avec Hadass et le risque que son secret soit découvert est à son maximum. La façon dont il/elle va s'en tirer fait le sel du film, d'autant que, pour détourner les attentions d'Hadass, "Anshel" prend sur lui d'éduquer son épouse qui, disposant de nouvelles ressources intellectuelles, va à son tour revendiquer une sexualité épanouie!

Mais bien sûr, au-delà du portrait intime d'une communauté Juive orthodoxe d'Europe centrale, qui est assez rarement représentée au cinéma, hélas, le film est la revendication d'une féminité accomplie, d'un progrès dans le traitement des sexes, avec en prime des éléments de réflexion sur le genre qui sont passionnants, et qui ne nous avaient peut-être pas sauté aux yeux en 1983: maintenant, ils apparaissent clairement, et la réalisatrice avait décidément des révolutions à mener: elle joue sur l'ambiguité des sentiments dans l'étrange triangle qui se dessine sous nos yeux, et dans la très belle scène de confrontation durant laquelle Yentl avoue sa condition à Avigdor, les sentiments qui vont s'exprimer sont nombreux, et parfois contradictoire. Avigdor aime Yentl, mais il aime aussi Anshel. Il ne peut concilier les deux car Anshel étant un homme, est un intellectuel alors que Yentl à ses yeux va devoir arrêter d'étudier, étant découverte. Yentl aime Avigdor, passionnément, mais "Anshel" avoue aussi à Hadass qu'il l'aime, et dans l'intimité du couple encore bien. Est-ce pour se sauver ou pour sauver la jeune femme d'un rapprochement futur qu'elle croit inévitable, que Yentl met les pendules à l'heure, à la fin du film?

Les revendications féminines du film sont le principal thème, et donnent vraiment le ton du film (mi-chronique amusée, mi-drame). Dès le départ, Streisand met l'accent sur le destin des femmes, priées d'être de ravissantes idiotes et surtout de bonnes cuisinières, pour leurs maris. Un bouquiniste vend des livres (philosophiques et religieux) pour les hommes et de jolis livres illustrés pour les femmes, et Yentl doit mentir pour s'acheter des ouvrages. Cette position inférieure et attentiste de la femme est répétée du début à la fin du film, et au vu de la dernière scène avec Avigdor, n'est pas résolue pour autant! Mais dans le bateau qui la conduit vers les Etats-Unis, Yentl croise beaucoup de monde, de toutes origines probablement, et l'une des petites filles qu'on nous montre est en train d'étudier des textes en hébreux...

Pour finir, ça a beau être le premier film d'une actrice-chanteuse, on sent ici une maîtrise, à côté sans doute de maladresses occasionnelles, qui force le respect. Car elle a voulu le faire son film, c'est évident! du choix des lieux où planter l'action (comme souvent, c'est dans ce qu'on appelait à l'époque la Tchécoslovaquie que Streisand a choisi ses décors), des costumes et de la recherche de ce qu'était sans doute vraiment l'environnement de cette communauté orthodoxe, en passant par le choix des acteurs et des figurants, tout fonctionne à merveille. Il y a un plaisir esthétique évident, qui passe aussi par une envie de faire des plans qui aillent bien au-delà du fonctionnel: certes, le plan de la pluie sur les vitres est un cliché avec des heures de vol, mais la façon constante dont elle place ses personnages dans les décors, dont elle recrée la vie d'un petit marché ou d'un restaurant, ou de l'université... C'est en plus une grosse production, à plus forte raison pour un premier film. Ajoutons à cela la bande-son de ce qui est, aussi un "musical", et pas une comédie musicale, la nuance est importante. Streisand, unique chanteuse du film, a intégré les chansons comme autant de monologues intérieurs, et à une exception près ne donne jamais au chant une fonction qui déteint sur les autres personnages. A la fin, elle se rappelle de sa belle carrière et sur le bateau qui la mène aux Etats-Unis, Barbra Streisand donne sa version d'une séquence célèbre du Funny girl de William Wyler (dont elle était l'héroïne), en la complexifiant avec, mais oui, virtuosité... Bref: une surprise venue de nulle part, un petit chef d'oeuvre.

 

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Published by François Massarelli - dans Musical Barbra Streisand