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28 janvier 2022 5 28 /01 /janvier /2022 18:17

Deux hommes liés par un passé militaire, l’un ayant sauvé la peau de l’autre, vont s’affronter en duel. Ce duel est l’aboutissement du film, mais il n’est pas le vrai sujet. D’emblée, on doit balayer toute référence à The duellists, malgré la tentation: contexte différent, finalité différente, ce nouveau film n’a rien à voir et tout en offrant une belle vision du Moyen Âge, est très fermement ancré dans le contexte de ce premier quart d’un nouveau siècle…

Jacques Le Gris (Adam Driver) et Jean de Carrouges (Matt Damon) vont s’affronter en duel parce que l’un d’entre eux accuse l’autre d’avoir violé son épouse (Jodie Comer). Il a demandé le jugement de dieu afin de régler l’affaire et de rendre le duel « légal »… L’enjeu est simple : si Carrouges gagne le duel, et donc tue son opposant, il aura prouvé devant Dieu que Le Gris a bien fait ce dont on l’accuse. Si en revanche Le Gris gagne, il « prouve » qu’il n’a pas violé l’épouse de son adversaire, et que celle-ci en l’accusant a menti. Pire: elle a sans aucun doute consenti (et pris du plaisir) à un rapport adultérin, elle sera donc humiliée et brulée vive…

Scott encadre son récit avec le commencement du duel, mais l’essentiel de la narration va nous exposer les faits, à travers les trois points de vue, celui de Carrouges d’abord, puis Le Gris enfin Marguerite de Carrouges… L’un de ces points de vue sera la vérité. Le film ne brouille pas les pistes, la vérité sera claire et il est même, à un moment, annoncé par un intertitre que le témoignage auquel nous allons être confrontés EST la vérité (chaque « chapitre » commence par une annonce : The truth according to… (La vérité selon...) Pour l’un des trois témoignages, les mots « the truth » restent un peu à l’écran quand le nom du protagoniste disparaît): on n’est donc pas dans le film de Clouzot La vérité, ou tout autre film judiciaire, où le spectateur aurait été amené à délivrer ses propres conclusions, la cible est donc ailleurs…

Depuis The Duellists, on sait à quel point Scott a du talent pour se glisser, et son film avec lui, dans une époque lointaine qu’il s’agira de recréer (au sens propre, ce n’est jamais une illustration rigoureuse, plus une variation créative). Le XVIIIe siècle dans son premier long métrage, le XVe et XVIe siècle dans 1492, l’empire Romain dans Gladiator, Jerusalem au temps des croisades (Kingdom of heaven), le Moyen Age de Robin Hood et l’Egypte de Exodus peuvent en témoigner. Ici, il a replongé avec gourmandise dans ce plaisir de créer/recréer une époque, en se rendant dans des endroits qu’il connaît bien, principalement l’Irlande et la Dordogne… Ce film fait dans des conditions inattendus (la Covid!) et avec une équipe entièrement masquée est pourtant beaucoup plus à prendre comme une réflexion ironique sur la nouvelle donne des rapports homme-femme, qu’une simple plongée dans l’idéologie du passé. D’emblée, à travers les points de vue différents qui nous sont montrés, Scott nous montre non seulement ce qu’ont à dire les trois protagonistes, il nous donne aussi à voir des recoupements, des tendances et des variations infimes qui sont autant de révélateurs d’un aveuglement masculin opposé à une condition féminine qui est soumise à des lois qui ne seront, jamais, faites pour les femmes… Par ailleurs, les témoignages successifs de Carrouges et Le Gris, qui utilisent l'affaire à des fins politiques, sont des preuves assez flagrantes d’une société dominée par les mâles, et d’une certaine duplicité de l’un comme de l’autre. Ce qui n’empêche jamais, bien entendu, certaines anecdotes de pouvoir être vues au travers d’une embarrassante sincérité naïve, pour l’un comme pour l’autre !

Il faut aussi comprendre que ces chapitres sont plus les données objectives, que des témoignages forcément douteux assemblés par les protagonistes lors de leur interrogatoire: quand on aura le point de vue de l’un des trois, ce sera un vrai point de vue, et ce qui nous y sera montré est le souvenir que potentiellement chaque protagoniste aura gardé des actes et paroles échangés.

Une scène répétée dans le film ne l’est jamais pour rien: occasionnellement, il s’agit principalement d’ancrer un moment dans la tête du spectateur pour permettre de repérer un moment particulier de l’intrigue ; mais la plupart du temps, la répétition est surtout une invitation à la comparaison entre les points de vue. L’un des exemples les plus frappants est une scène d’une incroyable importance, lorsque dans son propre chapitre Jean de Carrouges présente son épouse à Le Gris, celui-ci s’avance et lui serre la main, avant d’accepter l’offrande d’un anecdotique baiser de la jeune femme. Dans le témoignage de Le Gris ce baiser devient un acte fougueux et passionnel. Chez Marguerite, l’acte est lié à son propre embarras… Dans chacune des interprétations, le contexte donné est différent, car les souvenirs sont différents. Une autre preuve de cette façon d’utiliser le point de vue est la peinture des actes sexuels : chez Carrouges, rien. Aucun souvenir lié à l’acte, probablement relégué au rang de devoir conjugal… Chez Le Gris qui est un passionné, et un participant aux orgies de son copain Pierre (Ben Affleck), le viol nous est montré entièrement de son point de vue à lui, et sa logorrhée sur le supposé amour entre lui et sa victime est débitée alors qu’il prend la fuite. Mais Marguerite, pour sa part, contient dans son point de vue une vision, non seulement plus violente et traumatisante du viol, mais aussi de l’acte sexuel avec son mari, qui est montré comme une infecte corvée… Un fil rouge, aussi: car dans ce Moyen Âge obsédé par la filiation, il faut que les rapports rapportent, et donc qu’un enfant soit conçu. On fait beaucoup reposer de croyance sur le lien supposé entre orgasme et conception : le premier serait la récompense (divine, sans doute,) de la deuxième… Si Le Gris dit que le rapport a été consenti avec marguerite, et que par-dessus le marché un enfant est probablement né de cette union, on le voit : la jeune femme est mal partie dans son affaire…

Le film, qui ne nous fait rien ignorer des us et coutumes de l’époque, reconstitue aussi la difficile lutte sociale d’un petit seigneur comme Carrouges pour s’imposer, bien sûr; du coup, la guerre devient autant un défouloir qu’un levier… Les scènes de violence guerrière sont contées comme celles qui permettent à Jean d’exister, pendant que Le Gris s’en tient aussi éloigné que possible. Nul doute que le duel final sera un règlement de comptes qui a bien plus de résonnances que le seul affront personnel que reproche Carrouges à son ancien ami. Pour Le Gris, c’est l’occasion trop belle de se débarrasser une fois pour toutes d’un gêneur. Pour Carrouges, c’est l’occasion de retourner en bonne grâce à la cour. Et tant pis si dans l’affaire il perd sa femme… Ce duel, qu'il a voulu et pour lequel il n'a pas consulté sa femme qui toutes les chances d'en souffrir, est pour lui l'occasion de renaître après des années de disgrâce. Donc d'une affaire parfaitement authentique, mais obscure, Scott fait une fresque qui raconte de quelle façon une femme doit subir un calvaire incluant la menace de sa propre mort, pour faire exister sa propre vérité, qui ne sera reconnue qu'à la suite d'un rituel barbare et hautement hasardeux... et par-dessus le marché il lui aura quand même fallu subir un viol. Et tant qu'à faire, les mots de son mari peu de temps après lui avoir raconté son sort, ont du faire mal: viens ici, il est hors de question que la dernière fois qu'un homme t'aura touchée soit dans le cadre d'un viol. Et manifestement, elle n'a pas le droit de dire non...

L'esthétique particulièrement travaillée, ce sens du détail mélangé à des fresques faites de décors splendides et de re-créations numériques, fait évidemment merveille, dans un film d'une grande beauté, mais une beauté qui ne cherche jamais le cachet ni la joliesse, comme toujours depuis The duellists... Le choix des acteurs est au-dessus de toute critique, aussi bien Matt Damon (qui a co-écrit le film avec Ben Affleck et Nicole Holofcener) qu'Adam Driver mettent toute leur énergie et tout leur talent dans ce conte cruel à points de vue variables. C'est formidable de constater à quel point Scott a fait peser le jeu de ses deux acteurs masculins dans ces variations minutieuses... Et Jodie Comer, relative nouvelle venue, adopte dès le départ une posture énigmatique, d'abord effacée puis de plus en plus affirmée, qui la fait parfois ressembler à... Margarethe Schön, qui jouait Kriemhild dans Die Nibelungen de Fritz Lang. Je ne sais pas si c'est délibéré, mais ça contribue à mes yeux à en faire un personnage saisissant, une femme arc-boutée sur sa volonté ferme de faire triompher la vérité parce que c'est la même que SA vérité. Et ce au détriment de son mari s'il le faut, puisqu'en l'excluant de la décision de "participer à ce jugement de Dieu", il se rend a priori complice de sa propre mort. La jeune actrice est splendide dans ce rôle crucial. Le film aussi, et je pèse mes mots quand je dis que c'est l'une des plus belles réussites de son metteur en scène.

 

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Published by François Massarelli - dans Ridley Scott