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6 février 2022 7 06 /02 /février /2022 09:51

Le "bal du monstre" du titre est, selon un personnage du film, une tradition de la justice Britannique: avant d'exécuter un homme, on aurait organisé une fête à son honneur dans les geôles d'Angleterre; si c'est avéré (je n'ai rien trouvé sur ce point en faisant une rapide recherche), c'est donc une tradition qui remonte à un certain temps, d'une part parce qu'on imagine assez mal l'Angleterre du XXe siècle procéder à ce genre de rituel, d'autre part parce que le Royaume s'est sainement débarrassé en 1969 de cette sale manie qu'ont certains états de vouloir assassiner légalement ses ressortissants à l'occasion...

Pas les Etats-Unis, encore moins le Sud du pays. Le film est situé en Géorgie,  vers 2000 (l'état n'abandonnera la chaise électrique qu'en 2001) dans une petite bourgade située très près d'un pénitencier d'état. On va y exécuter un homme, qui a effectué un assaut sur un policier, entraînant sa mort. L'accusé Lawrence Musgrove (Sean Combs) est noir, comme trop d'hommes qui sont ses compagnons à Death Row. On fait la connaissance de la famille du futur défunt, son épouse Leticia (Halle Berry), qui doit non seulement faire face à la nécessité de rester seule avec son fils Tyrell (Coronji Calhoun), mais aussi de se battre pour survivre dans une société où la ségrégation est encore très vivace.

Par ailleurs, une autre famille est présentée, les Grotowski: trois hommes, le grand père (Peter Boyle), invalide, un raciste invétéré, qui a poussé son épouse au suicide si on en croit ce qu'il en dit; le petit fils, Sonny (Heath Ledger), en conflit avec son père, et enfin ce dernier, Hank (Billy Bob Thornton): le premier est un retraité du département des corrections de l'état, le service public qui gère la peine capitale entre autres; Hank est chef d'équipe au pénitencier d'état et il a transmis la vocation à Sonny, à moins qu'il ne lui ait pas laissé le choix... Le racisme du grand-père établit les règles chez les Grotowski, dont les voisins sont noirs: ça n'arrange rien...

Hank et Sonny ne partagent pas que leur métier, ils fréquentent aussi la même prostituée, Vera, ce que nous montrent deux scènes sordides par leur naturalisme, leur franchise mais aussi le fait que la jeune femme se comporte point pour point, geste pour geste, également de la même façon avec l'un qu'avec l'autre... Pour résumer, Hank et Sonny ne sont pas heureux: le premier semble reprocher en permanence à son fils de n'être pas tout à fait comme lui (pour commencer, Sonny ne partage pas le racisme de ses aînés), et ne lui passe aucune erreur. Le second reproche à son père de ne pas l'aimer... Sonny se suicide. 

Après la mort de Lawrence et celle de Sonny, et la démission de Hank, les destins de Leticia et Hank vont se croiser, puis se mélanger, et enfin une histoire d'amour, fragile mais réelle, va se mettre en place. Mais comment dire à la femme qu'on aime qu'on a participé à la mise à mort de son mari?

C'est le fil rouge du film, un fil rouge qui a le bon goût d'une part de ne jamais être évoqué ouvertement, d'autre part de ne pas vraiment être rompu au fil des scènes de ce film exigeant mais envoûtant. Forster a placé ses personnages dans une caractérisation sur la distance, et c'est le premier des atouts considérables du film: Leticia et Hank, finalement, partagent un point qui est la source de bien des douleurs, une solitude envahissante... Et un besoin de trouver quelqu'un avec qui partager le quotidien. C'est le sens d'une scène qui a fait couler beaucoup d'encre, et qui a eu pour conséquence qu'il y a deux versions du film, l'une plus explicite que l'autre: l'inévitable rapprochement de Leticia et Hank, qui a commencé de façon traumatique par une troisième mort, aussi navrante que les autres, va se concrétiser par une nuit de sexualité intensive et particulièrement graphique, que Forster a souhaité tourner dans une vraie maison afin non seulement de truffer le champ de meubles et autres objets (ce qui est bien pratique, on en conviendra), mais aussi pour se conformer à un modèle assumé de naturalisme narratif... Le travail des acteurs est passé par un dialect coach, et tous s'en sortent merveilleusement bien, surtout Halle Berry, dont l'accent naturel est aux antipodes de celui, brut de décoffrage, de Leticia. 

On pourra questionner le raccourci qui donne l'impression qu'on peut se sortir facilement d'un triple deuil, d'une misère de vivre dans un état rétrograde, et des pires vicissitudes de l'existence, grâce à une bonne vieille nuit de débauche assumée, mais au-delà de ce défaut, le film réussit à placer sous nos yeux les paradoxes d'une société culturelle qui a tout fait pour que misère, injustice, racisme et ségrégation, violence, fassent partie de son ADN. Dans ces conditions, quelle que soit la méthode qu'un Hank (qui va se débarrasser symboliquement de son père, comme s'il abandonnait tout racisme avec ce geste) et une Leticia prennent, on se dit qu'après tout qu'elle sera bonne à prendre... Même au milieu de sa rigueur naturaliste, Forster n'hésite pas à pimenter de symbolisme (comme le moment frappant où Hank brûle sa tenue de travail, qui est filmée sous un angle qui nous donne l'impression qu'il brûle lui-même, comme pour se laver de sa tentation raciste?) son portrait de la Géorgie malade. Et le film est une formidable introduction à l'atmosphère particulière d'une certaine Amérique, celle qui exécute.

 

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Published by François Massarelli - dans Noir