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20 avril 2022 3 20 /04 /avril /2022 10:26

Dix anciens camarades de la résistance se retrouvent, après quinze ans d'éloignement, à l'initiative de deux d'entre eux: l'industriel aisé François Renaud-Picart (Paul Meurisse) et l'ancienne pasionaria du groupe, Marie-Octobre (Danielle Darrieux), celle que tous ont, à un moment ou un autre, aimée... Au menu de la soirée, un repas copieux préparé par Victorine (Jeanne Fusier-Gir), la domestique fidèle de Picart, des hommages répétés à Castille, leur commandant, tombé lors d'un affrontement avec la gestapo, et des grandes tapes dans le dos entre l'imprimeur Rougier (Serge Reggiani), l'avocat Simoneau (Bernard Blier), le traiteur Martinval (Paul Frankeur) qui aime tant le catch, l'ancien lutteur Bernardi (Lino Ventura), devenu tenancier d'un établissement de Pigalle, le médecin Thibaud (Daniel Ivernel), l'ancien coureur de jupons devenu prêtre catholique, Le Gueven (Paul Guers), Vandamme, le fonctionnaire intègre et contrôleur des contributions (Noël Roquevert), ou le serrurier Blanchet (Robert Dalban). On parlera de tout et de rien, on célèbrera l'esprit de résistance, on taquine les copains. Et puis Marie-Octobre finit par révéler le but des retrouvailles: la mort de Castille est l'aboutissement d'une traîtrise, et l'un des convives présents a contribué à sa mort et a donné le groupe, et par là-même a causé la mort de tous les autres membres du réseau. Il va donc falloir à tous ces gens, autrefois unis dans l'esprit de résistance, décortiquer les événements de la soirée fatale d'Août 1944... Et trouver le coupable, le pousser à se suicider. 

Ce n'est pas du théâtre filmé, et pourtant ça en prend le chemin: Duvivier adapte avec l'auteur un roman noir de Jacques Robert, paru en 1948; le script est conçu sur une unité de lieu et de temps, et les dix personnages principaux ne se quittent quasiment jamais. Les dialogues, concoctés par Henri Jeanson, sont directs, d'un naturel assez impressionnant, surtout si on considère les habitudes du cinéma Français en la matière. On n'abuse pas trop du dialogue pratique, du genre "mais Blanchet, toi qui es serrurier, marié et avec trois enfants, veux-tu reprendre de la blanquette?" même si de toute évidence le dialogue ici a un rôle prépondérant dans le développement de l'action. Mais en réunissant 5 monstres sacrés, tris seconds rôles brillants et deux acteurs de moindre réputation (Guers et Ivernel) mais qui sont excellents de bout en bout, il est indéniable qu'il y a là une recherche de l'efficacité immédiate, du flamboiement des acteurs, et que l'affiche a du jouer un rôle considérable dans le rayonnement du film...

Le film n'est en rien un plaidoyer résistant, ou une attaque en règle, juste un exposé de morale, autant que dans un genre différent le film 12 angry men de Sidney Lumet peut fonctionner. Dans les agissements et les conversations  de ces gens venus d'horizons divers (certains d'entre eux ont un pedigree inattendu pour des résistants, comme Simoneau par exemple, qui est passé jusqu'en 1942 par toutes les couleurs de l'extrême droite fasciste, avant de changer de camp à la faveur de la rupture des accords sur les zones par les nazis), tout va tourner autour des contours moraux de l'idéologie, de l'engagement, mais aussi parfois de prescription et de sentiments. L'impression est que tous ces gens, au fond, s'aiment. Il est important qu'il y ait toutes les couches de la société qui soient présentes, de l'artisan à l'industriel en passant par celle qui vit presque comme une femme entretenue, malgré la chasteté affichée des relations entre Marie-Octobre et son mécène Picart, qui a contribué à financer sa maison de couture. C'est toute une société qui se fige dans son fonctionnement et s'interroge sur les fondations même de son existence, à travers toutes les combinaisons possibles: le traiteur qui parle avec envie de la boîte de strip-tease de son copain, ou l'avocat auquel on reproche de défendre des assassins, le dragueur devenu prêtre, mais le prêtre prenant fait et cause contre la peine de mort, tout finalement fait sens, tout ce fatras c'est la société d'après-guerre.

Et cette société donc, est construite sur un mensonge, c'est ce qui ressort de cette soirée: l'un d'entre eux a tué, par jalousie, par intérêt personnel, aussi. Mais on se rendra bien compte qu'à ce mensonge bien spectaculaire et aux conséquences bien dramatiques, font écho autant de petits arrangements personnels avec la vérité, de petites conspirations internes, et de mensonges qui sont parfois d'une absolue insignifiance, comme celui de Blanchet qui a dit pendant quinze années ne pas être présent durant la soirée dramatique de 1944, et qui révèle soudain qu'il était là, mais ne s'était pas montré. Chaque décision prise 15 ans auparavant, chaque parcours, chaque ajout du destin, devient forcément suspect: on sait que le traître aurait par ailleurs volé une somme importante: comment donc ceux qui ont réussi peu de temps après la fin de la guerre, vont-ils justifier les sommes qu'ils ont pu payer pour acheter leur cabinet médical, leur boîte de nuit, leur affaire d'imprimerie...? Les rapports des uns et des autres vont s'éclairer, ainsi que leur relation passée avec leur chef, le si brillant, si disparu, si parfait Castille. ...Parfait, vraiment? De même, si Simoneau a participé à la résistance après ses années d'errance fasciste, il doit rendre des comptes, car il est le premier à être soupçonné dans l'assemblée, par huit des dix protagonistes... Le coupable sera dénoncé, par un stratagème, mais rien ne sera résolu: il y a comme une odeur de pourri dans cette réunion d'anciens résistants devenus des bourgeois ou des gens plus simples, tous parfaitement convenables... 

Ce film noir et tragique d'une société construite sur de beaux sentiments qui finissent par apparaître comme des mensonges et faux-semblants, est exemplaire à plus d'un titre. En réunissant les acteurs, Duvivier a aussi pris la décision de les traiter tous à égalité, d'où un traitement filmique en adéquation: des gros plans parfaitement distribués, un enchaînement rigoureux et constamment motivé dans les dialogues des "épisodes" concernant chaque suspect et les raisons qui peuvent pousser à le suspecter, et un grand nombre de plans dans lesquels le groupe est vu en intégralité dans le 1:66:1 du cadre. Un tour de force de discipline, et une efficacité narrative constante, avec ses petits plaisir vénéneux dans la composition: à chaque fois qu'on ne verra qu'une partie des protagonistes, ce sera avec une thématique. Par exemple, un plan isolera le prêtre, l'avocat, le coupable et Marie Octobre (qui sera souvent la clé de tous les événements passés); bref, chaque plan recèle un aspect de la morale tordue du film... Un film donc très noir, dense, jamais trop riche, qui fait mal. C'est un très grand film de Duvivier, donc...

 

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Published by François Massarelli - dans Noir Julien Duvivier