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22 janvier 2023 7 22 /01 /janvier /2023 09:30

1926: le patron d'un gros studio, Don Wallach, a invité la fine fleur d'Hollywood dans une fiesta endiablée, où il y aura entre autres, de la cocaïne et un éléphant... Deux aspirants à la vie tumultueuse du cinéma se rendent sur place et réussissent à s'introduire dans la fête, qui vire au grand n'importe quoi. L'un d'entre eux, Manuel Torres, aidera l'acteur Jack Conrad à rentrer chez lui, et deviendra un exécutif au studio Kinoscope, et l'autre, Nellie La Roy (Margot Robbie) deviendra une actrice grâce à la présence canaille qu'elle est capable de dégager en toutes circonstances, et en particulier grâce à son attitude particulièrement, disons, démonstrative. 

Sinon, on va apprendre que le cinéma, c'est parfois très approximatif, que le parlant arrive en 1927 (hum), que le parlant, c'est le progrès (pardon?), et que la gloire, c'est éphémère...

Bon, on va le dire tout de suite, car je sais que c'est important: sur les forums dédiés au cinéma muet, on trouve des remarques assassines sur ce film, qui n'y va pas de main-morte avec la vérité historique, alors, disons-le tout de suite: le film exagère absolument tout, se plante sur tout, et le réalisateur n'a rien compris au cinéma muet... Non, ce n'était en aucun cas un art imparfait dans lequel tout le monde attendait qu'il parlât. Au contraire, l'hypothèse d'un film qui puisse intégrer des dialogues était raillée en permanence par le grand public et la profession. Le bout de dialogue où Jack Conrad parle du progrès est impensable, dans la mesure où les acteurs et techniciens, artistes et producteurs du cinéma considéraient justement les deux (muet et parlant) comme deux médiums différents: le langage est clair, puisqu'il y avait les movies, d'un côté, les talkies de l'autre... Un comportement comme celui de miss La Roy, en 1926; l'aurait probablement vouée à l'enfer en une seule soirée, elle n'aurait jamais été engagée... 

Tout ça pour dire que ce film, sous couvert de raconter une épopée ironique sur le passage du cinéma muet au parlant, choisit assez sagement la caricature et la comédie, sur une large part de son déroulement, d'ailleurs excessivement long (190 minutes: cela était-il nécessaire? moi qui suis attaché aux films très longs, je le dis ici sans aucune hésitation, oh que non!): sagement, parce qu'au vu des conneries sans fin qu'il nous montre, il valait mieux ne pas trop se prendre au sérieux. C'est d'ailleurs sur les gags et l'excès comique que le film réussit mieux, car dès qu'il tente d'être un tant soit peu sérieux, le film se plante, mieux: il se crashe... Par contre, quand on nous montre le tournage d'une scène de bataille qui vire au chaos, je ne sais pas du tout quelle est la cible... Mais qu'est-ce que c'est drôle.

Mais le plus gênant, c'est l'impression que les modèles prennent toute la place: certains gags proviennent d'ailleurs en droite ligne de Singing in the rain, le film qui au passage prend le pouvoir sur la dernière bobine, celle située en 1952. L'un des personnages, un survivant, voit le film de Donen et Kelly et est submergé par l'émotion en voyant dans la comédie musicale d'authentiques souvenirs personnels... C'est d'autant plus embarrassant que le film nous donne l'impression que Singing in the rain serait inspiré directement de l'aventure de Jack Conrad et/ou de Nellie La Roy, alors que Chazelle a allègrement puisé dans les anecdotes de cette comédie musicale sur le même sujet pour en pomper les meilleurs gags et y ajouter trois ingrédients qui irritent: tout y devient sexuel (Margot Robbie joue cette partition à l'extrême en permanence); la cocaïne y règne en permanence; et enfin, pourquoi bouger la caméra tout le temps? On n'est pas dans Le Seigneur des Anneaux, enfin!

Autre modèle gênant, bien sûr, The Artist: on devine dans l'ascension de Nellie et la chute de Jack des réminiscences particulièrement évidentes non seulement du film d'Hazanavicius, mais aussi et surtout de modèles réels, tels que Thelma Todd ou Jean Harlow d'un côté, et Douglas Fairbanks et John Gilbert de l'autre. Mais le film muet avec Dujardin était respectueux, pas celui-ci... Le film d'Hazanavicius atteignait son but, celui de parler de l'attrait du cinéma, et des aspirations humaines en général à travers l'un des exemples les plus fascinants qui soient... Babylon exprime surtout la fascination d'une période pour ses excès. Et pas grand chose de plus... Et il ne le fait pas très bien.

Pour finir, décodons un peu: les éléphants sont sans doute une allusion à Intolérance de Griffith (1916) mais les éléphants étaient bien sûr en stuc, ils faisaient partie du décor... Sinon, difficile de ne pas penser à The party, de Blake Edwards. Je mentionnais Thelma Todd et Jean Harlow comme des modèles potentiels de Nellie La Roy, mais Thelma Todd avait un talent fou... Joan Crawford est ici visée aussi, sur deux points: elle était prête à tout (mais alors tout) et a obtenu son rôle le plus significatif du muet en dansant de façon endiablée, sur une table, à peine vêtue dans Our dancing daughters, de Harry Beaumont (1928). La cocaïne? oui, il y en avait, mais là, franchement... la drogue qui a le plus posé de problème dans les années 20, outre l'alcool (qui rappelons-le, est un ingrédient inutile de toute boisson, qui ne sert à rien qui ne soit médicinal, et rend furieusement con), est la morphine. Elle a fait des ravages suite à la première guerre mondiale... Il y avait bien une ragoteuse en chef à Hollywood, elle s'appelait Louella Parsons, pas Elinor St John, mais "Elinor" est une allusion à Elinor Glyn, une autre journaliste et romancière qui avait défini la femme du Jazz Age en utilisant le terme "It", pour parler du sex-appeal. La chanson Singin in the rain a bien été interprétée par un choeur de stars dans une scène d'une comédie musicale tournée à la MGM en 1929: The Hollywood Revue, de Charles Reisner. Et la scène montrait bien, en Technicolor deux bandes, des stars en ciré rose la chanter de façon assez embarrassée devant un décor qui représentait l'arche de Noë. Il y a bien eu un film sonore qui s'appelait The Jazz Singer, sorti en 1927; pour un triomphe évident, qui a poussé les studios à s'équiper pour le son, mais il s'agissait d'un film muet saupoudré de chansons interprétées en son synchrone, et d'une seule séquence de dialogue. Enfin, il y a eu des fêtes sordides, dont une a résulté en la mort probable par overdose d'une starlette, comme c'est raconté dans le film, mais c'était en 1921, justement, et le scandale a permis d'une part un resserrage de boulons pour limiter la débauche, d'autre part une consolidation du pouvoir des producteurs. Représenter la partie fine au début du film en 1926 est donc ni plus ni moins qu'un anachronisme... Fay, l'actrice Sino-Américaine reléguée aux intertitres, est une relecture caricaturale de l'actrice Anna May Wong. Il y avait bien, comme "Ruth", des réalisatrices à l'époque, dont Ida May Park, la grande Lois Weber, qui n'a pas pu percer dans le parlant, et Dorothy Arzner: le modèle probable de la réalisatrice blasée du film, costumée à la façon d'un homme. Le personnage de Sidney Palmer, un trompettiste noir qui se fait remarquer et obtient de tourner ses propres courts métrages sonores, représente plutôt le destin de quelques artistes afro-américains de jazz qui pourront, dans l'ombre des petits studios, tourner quelques films à tout petit budget qui leur permettront de passer à la postérité... un peu. Mais l'anecdote qui le montre obligé de noircir encore plus sa peau pour ne pas apparaître blanc à la lumière (c'est vrai qu'un orchestre "mixte" de noirs et de blancs était impensable pour le public du Sud) rappelle le traitement infligé par exemple aux danseurs noirs de The king of jazz, qui devaient être aussi foncés que l'ébène pour "figurer" leurs racines Africaines, en Technicolor... Enfin, on voit dans le film une séquence teintée, en rouge, ce qui est là aussi une réalité de l'époque: si le Technicolor existait déjà, on utilisait des teintes, des coloriages appliqués sur la pellicule, et des virages sur pellicule colorée pour "aider" certaines scènes à changer d'ambiance en couleurs. Mais du rouge? Pour une scène comme celle-ci? Totalement incompréhensible.

Et le personnage de Nellie La Roy? Trop sexy, trop vulgaire, trop déshabillée, trop cocaïnée, trop tout. Impossible de la prendre au sérieux: d'ailleurs c'est pour ça qu'elle a été poussée vers la comédie, et si on ne peut pas reprocher à Margot Robbie d'y aller franco, le fait est qu'il est difficile d'une part de croire à son personnage qui ressemble à un mannequin de 2020 (et ces cheveux?????????), mais jamais, y compris avec les costumes d'époque, à une femme de 1930. Et elle a tellement été poussée vers la comédie (la scène durant laquelle elle vomit sur le tapis de W.R. Hearst est l'une des plus jouissives du film) qu'il est impossible de trouver son destin tragique autrement que comme un ratage flagrant du scénario.

On le voit bien, Chazelle a donc quand même fait un travail de recherche, mais il l'a fait en étant persuadé que le muet est une étape dans le cinéma, sans se rendre compte que pour tous ceux qui s'y sont illustrés, c'était le cinéma. Une erreur de jugement inévitable? Mais surtout un constat: il a sans doute, comme Kenneth Anger racontant les pires turpitudes d'Hollywood en les exagérant, été fasciné par ce qu'il a identifié comme une période de débauche, mais il n'aime pas la période qu'il décrit, qu'il inscrit en quelque sorte comme un élément de ce qui mène à Avatar (le montage à la fin). Gênant... Parce que j'aime bien Avatar, mais... à côté d'Intolerance, de Sunrise, ou de Safety last, quand même, ça ne vaut pas tripette. Donc utiliser le cinéma muet comme une métaphore du Rêve Américain, vu depuis les coulisses, en permanence, pourquoi pas... Et je sais que mon agacement face au traitement mal fagoté de toute une période (la plus importante de toute l'histoire du cinéma à mes yeux, et je ne suis pas le seul) ne trouvera pas d'écho auprès de gens qui sont persuadés qu'un film qui a plus de deux ans est vieux. Mais le film est de toute façon, quand même, un cas d'école d'une oeuvre ambitieuse qui fait tout pour se plomber en permanence.

Et y parvient très bien.

 

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Published by François Massarelli - dans Damien Chazelle