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Lillian Gish, malgré le fait que le réalisateur l’avait forcément remarquée en cet été 1913, restait dans des films comme The Musketeers of Pig Alley, ou The battle at Elderbush Gulch, cantonnée dans les jeunes ravissantes idiotes. On sait que Mae Marsh, souvent traitée de la même façon, aura sa revanche avec Intolerance, mais pour Lillian Gish c'est The mothering heart, tourné en avril, qui lui offrira une occasion en or d'interpréter un rôle à la juste mesure de son talent.
Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, «de femme», que sont The painted Lady ou The New York hat. Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules:
elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sûr, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions.
Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (elle est, bien sûr, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…).
Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage: Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans The Birth of a nation, True heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seul moment où Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.
Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine: il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites: le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.