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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 17:20

Oskar Schindler (Liam Neeson), un nazi arrivé à Cracovie durant la seconde guerre mondiale, se met toute l'intelligentsia Allemande locale (les nazis, et la SS) dans la poche, et commence à exploiter la main d'oeuvre bon marché des juifs du ghetto. Son argument, présenté à Itzhak Stern (Ben Kingsley), celui qu'il engage comme comptable: les ouvriers polonais sont chers... A charge pour Stern d'engager des juifs qualifiés pour peupler l'usine Schindler, qui fabrique des métaux émaillés (couverts, poêles, casseroles et plats)... Stern ne tarde pas à détourner à l'insu de Schindler le recrutement, pour permettre au plus grand nombre de juifs du ghetto de travailler et donc d'avoir plus de chances de survivre, qu'ils soient qualifiés ou non. Tout en faisant parfois les gros yeux à son comptable, Schindler laisse faire et finit par adopter la même conduite... Mais l'entreprise risque d'être mise à mal quand arrive un offificer SS, Amon Göth (Ralph Fiennes), dont la mission est claire: superviser la gestion du ghetto de Cracovie, semer la terreur, il a d'ailleurs carte blanche, et à terme liquider le ghetto, qui est transformé en un camp d'internement dont parfois des trains s'échappent à destination d'Auschwitz.

Dès le départ, après une courte introduction qui anticipe sur la dernière heure (et qui met en scène la fameuse "liste" du titre) Spielberg se focalise sur son héros, un homme qui a une prestance incroyable, et qui s'apprête pour sortir et aller à la rencontre des nouveaux maîtres de la Pologne. Il ne nous épargne aucun aspect de cette préparation, qui passe par l'élégance, le geste raffiné... et le choix assumé de l'opportunisme: Schindler accroche à sa veste un bouton marqué d'une croix gammée... Pourtant durant toute la séance la tête de Liam Neeson restera cachée, ne nous étant révélée qu'en deux temps, à la fin de cette séquence: il s'installe à une table de restaurant et parle au garçon qu'il arrose d'un billet pour qu'il l'aide à capter les grâces d'un groupe de nazis en uniforme. Quand on voit sa tête, il est frappant de voir qu'il ressemblerait presque à l'acteur Fritz Rasp ("l'homme maigre" du film Metropolis de Lang, un personnage ambigu, à la fois inquiétant et du bon côté). Ensuite, le petit personnel se demande qui est cet homme, vu à travers une vitre: dès le départ, Spielberg agit en virtuose pour guider le regard de ses spectateurs avec celui de ses protagonistes...

Le film a eu une longue histoire de pré-production, durant environ dix années. A l'origine du projet, un autre film qui ne s'est jamais fait, un projet de Poldek Pfefferberg, l'un des 1200 survivants de cette histoire authentique: il avait approché la MGM au début des années 60 pour développer un film épique autour du sujet, mais le studio, avec sa frilosité caractéristique, n'avait pas daigné donner suite. Les souvenirs de Pfefferberg ont ensuite alimenté un roman de Thomas Keneally, paru en 1982, Schindler's ark. C'est à ce moment que Spielberg a commencé à s'y intéresser, se jugeant encore immature et pensant qu'il avait sans doute besoin d'une dizaine d'années supplémentaires avant de s'y attaquer! Le projet est passé de mains en mains, et la liste des noms des réalisateurs qui ont été approchés, pressentis, ou se sont tout simplement déclarés volontaires, est impressionnant: Roman Polanski, Sidney Pollack, Martin Scorsese, Brian de Palma... Même Billy Wilder avait, un temps, désiré en faire son dernier film, mais son grand âge, et la décision de Spielberg de s'y atteler, avait eu raison de lui. On ne va pas comparer le résultat final avec Buddy Buddy, le vrai dernier film de Wilder sorti en 1981, ce serait déloyal...

L'un des aspects les plus spectaculaires du film, sans doute, lui est totalement extérieur. Spielberg a obtenu les quasi pleins-pouvoirs sur son film en acceptant le marché que lui faisait la Universal: réaliser un autre projet d'abord, qui promettait d'être particulièrement lucratif... La production de Jurassic Park a occupé Spielberg d'Août à la fin Novembre 1992; le tournage de Schindler's list a commencé le 1er Mars 1993, donc si on admet que Spielberg a forcément mis la main à la pâte, et pas qu'un peu, de la post-production de son film de dinosaures (impliquant de nombreuses scènes avec animation 3D, et autres techniques plus traditionnelles comme le stop-motion), c'est sans doute un homme fatigué qui est arrivé à Cracovie en Février. Le tournage a duré 92 jours...

Le film a été tourné en noir et blanc, dans un style qui renvoie au cinéma classique autant qu'au documentaire, et Spielberg a été moins directif sur la composition de chaque plan, s'efforçant d'obtenir des images "réelles", d'où un tournage éloigné des studios. Le noir et blanc a deux effets: d'une part, il est proche des images d'archive, une intention évidente de Spielberg. D'autre part dans le cinéma de 1993, il tranchait singulièrement, accentuant le côté "fiction", ce qui allait être reproché à Spielberg, notamment par Claude Lanzmann, le réalisateur du documentaire Shoah. En choisissant pourtant le point de vue de Schindler, et en prenant souvent une distance d'historien avec les événements qui sont filmés (le plus notable étant la liquidation du ghetto, une séquence aussi épique qu'éprouvante), Spielberg a pourtant fait un choix crucial, celui de traiter de la Shoah et de ses à-côtés comme un drame humain et non une manifestation religieuse du destin, qu'on n'aurait la possibilté d'évoquer qu'avec la parole.

Parfois il sort de son choix "documentaire" pourtant, en particulier avec un code de couleurs qui est hérité du cinéma muet, des inserts de couleur dans l'image pour deux séries de séquences: d'une part, Schindler est témoin du massacre de Cracovie, et voit une petite fille qui tente d'échapper aux SS, et son manteau rouge est souligné par des couleurs appliquées probablement de façon numérique. Le manteau rouge, symbole d'un crime vu et su, mais contre lequel on n'a rien fait, revient ensuite occasionnellement, comme pour incarner la mauvaise conscience de Schindler. Sinon, des bougies qu'on allume quand Oskar Schindler autorise ses ouvriers à pratiquer un rite religieux, bénéficient aussi de la couleur comme un symbole du retour de la vie...

L'approche documentaire combinée avec le sens aigu de la narration du réalisateur, son don inné pour le suspense et le talent singulier du chef-opérateur Janusz Kaminski (qui a depuis travaillé sur tous les films de Spielberg) font merveille dans des scènes qui s'impriment au plus profond de son oeuvre: la fin du ghetto, déjà mentionnée (un quart d'heure de film), certaines vignettes comme le petit garçon caché dans les toilettes, la vue depuis la "villa" d'Amon Göth qui pour tromper son ennui s'entraine au tir en dégommant les prisonniers à coups de fusil, la "neige" sale, en fait des cendres qui proviennent d'un charnier, transportées par le vent... On a fait grand cas d'une scène située à Auschwitz, où des ouvrières de Schindler sont transportées par erreur, et menées aux douches. La séquence distille un suspense que je n'hésite pas à qualifier de malsain, mais que je me refuse à reprocher aux auteurs du film: en suivant les infortunées ouvrières, qui seront d'ailleurs libérées ensuite, jusqu'à un endroit où on sait qu'on y pratiquait une ignoble liquidation, permet d'aller au bout d'une représentation fictive des circonstances de la Shoah, sans aller jusqu'au bout d'une visualisation de l'innommable. En d'autres termes, Spielberg dans son film va montrer jusqu'où le cinéma peut aller: d'ailleurs, après leur passage par une douche, les femmes savent que la fumée incessante qui sort des grandes cheminées est produite par des corps qu'on brûle. A l'heure où tant de fâcheux font leurs choux gras d'une remise en cause de la solution finale, il est nécessaire de se donner tous les moyens de la raconter et de la rappeller...

Il utilise aussi à merveille les anecdotes et les événements qui concernent les personnages qu'il a introduits (tous modelés d'après d'authentiques "Juifs de Schindler"), et parfois utilise le suspense, l'un des ses traits les plus marqués: ainsi quand Amon Göth, sous l'influence de Schindler, pardonne à un enfant juif qui est venu nettoyer sa baignoire, et qui n'a pas réussi à la récurer à fond, nous voyons le gamin quitter la maison, puis Göth seul commence à réfléchir sur son acte de bonté... Et à la fin nous voyons l'enfant de dos, quand Göth commence à tirer dans sa direction.

Le film évoque donc une anecdote, c'est vrai qu'au regard des six millions de victimes juive de la solution finale, et des quatre millions d'autres victimes, les 1200 "Schindlerjuden" (Juifs de Schindler) sont une goutte d'eau. Mais la façon dont un homme, essentiellement un arriviste et un opportuniste auto-déclaré, nazi par prudence autant que par opportunisme, va se transformer en un sauveur, est une histoire fantastique. Une histoire qui contient son taux d'échec aussi, comme le montre le film: après avoir accumulé une fortune en exploitant des ouvriers juifs, Schindler va dépenser ce pactole en une tentative de sauver le plus grand nombre, et la fin le voit s'écrouler: il n'en a pas sauvé assez, dit-il...

Reprocher comme Claude Lanzmann l'a fait de replacer la Shoah dans la fiction est à mon avis une erreur, à plus forte raison à une époque où d'un côté les salauds de toutes espèces mettent en doute la solution finale, et d'autres estiment que la Shoah est un prétexte usé jusqu'à la corde dont les juifs abusent. Spielberg a mis beaucoup de lui même dans ce film, et l'a réalisé en partie pour se reconnecter à ses racines juives, mais il l'a aussi fait en laïc, avec le souhait de donner à voir (toujours ce mot d'ordre chez Spielberg, l'homme-cinéma par excellence) l'histoire pour tout le monde. Et ce film est à rapprocher de ses grandes épopées (dans la lignée de celles qui étaient déjà sorties à cette époque, The color purple et Empire of the sun), qui ont toutes du reste beneficié du même soin, même avec des approches différentes. Pourtant l'approche documentaire révélée par Schindler's list fera des petits dans l'oeuvre du réalisateur: Amistad, Saving private Ryan, Munich, mais aussi War of the worlds ou West Side Story bénéficieront d'une approche assez similaire.

En choisissant de passer de sa relative fiction à un final (en couleurs) qui montre les survivants déposer une pierre sur la tombe d'Oskar Schindler, Spielberg ofre une conclusion lyrique (qui trouvera un écho cinq années plus tard dans Saving private Ryan) mais le générique se déroule sur un chemin pavé qu'on a vu dans le film: le camp qui remplace le ghetto de Cracovie après son démantèlement peut s'accéder grâce à ce passage de pavés, mais ces pavés sont des pierres tombales. Une fin appropiée pour ce film qui raconte un épisode clé, émouvant, et inattendu de la Seconde Guerre Mondiale, et qui montre comme seul Spielberg sait le faire ce qu'habituellement on ne montre pas ou qui est indicible. Donc un film indispensable? Ca oui. Et un film qu'il faudrait remontrer...

 

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Published by François Massarelli - dans Steven Spielberg