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16 juin 2025 1 16 /06 /juin /2025 22:09

La fin de la vie de Charlie Parker, racontée dans un certain désordre, sur un plan émotionnel... On commence par trois courtes séquences qui installent une bonne fois pour toutes le propos: d'abord un gamin noir, dans un taudis, jouant de la flûte sur une mule. Puis un adolescent qui s'entraîne au saxophone alto, dans le même quartier... Et sans transition, Charlie Parker (Forrest Whitaker) sur scène en plein solo, subjuguant son auditoire sous l'oeil gourmand de son employeur fréquent et ami, co-révolutionnaire du be-bop, Dizzy Gillespie... Il sera donc ici question de l'apport de Charlie Parker au XXe siècle, au jazz, à l'histoire de la musique et à l'Amérique, comme étant indiscutable, absolu, et essentiel. De fait, Eastwood semble avoir façonné "son" Bird comme son Red Stovall de Honkytonk Man. A moins que ce ne soit le contraire!

Le choix de ne pas garder la chronologie des événements tranquille se justifie de multiples façons, car le film aurait pu être une litanie de grandeur et de décadence, voire de décadences tellement la vie de "Bird" a été marquée par les bas plus que les hauts... et puis la mode de ce genre de narration de A à Z a complètement été oblitérée depuis les années 50, qui ont vraiment installé le flash-back comme étant une façon bien plus avantageuse de tourner des biopics...

Donc si on s'aventure dans ce film sans savoir un peu de quelle manière Charlie parker a vécu, on n'en saura pas beaucoup plus sur la chronologie des événements, mais on aura au moins accès à une lecture émotionnelle de la vie de Bird. Dès le départ, Eastwood nous assène finalement ce par quoi il fallait commencer: engoncé depuis son adolescence dans une spirale de la destruction, Charlie Parker rentre éméché, et probablement sous l'influence de produits calmants/dopants à son foyer, où il est confronté par Chan (Diane Venora) son épouse: obsédé par le fait qu'il ne peut que la décevoir, il effectue ne tentative de suicide presque sous ses yeux...

L'échec a commencé pour Bird, nous dit le film, par une rencontre qui a mal tourné: alors qu'il participait à une jam session en compagnie d'une de ses idoles, le saxophoniste Buster Franklin (Keith David... Franklin n'a jamais existé, mais il pourrait s'agir d'une allusion au maître du saxophone dans les années 30, le grand Coleman Hawkins), le tout jeune Parker s'est enfermé dans sa bulle, et en a été sorti par une cymbale qui a volé à côté de lui. La cymbale va devenir un leitmotiv qui souligne les démons du musicien...

Et puis il y a la drogue: pour Bird, ça a commencé dès les années 30, quand il était adolescent. Au départ, c'était la morphine, qui était particulièrement répandue suite aux années 10, les nombreux éclopés qui étaient revenus d'Europe l'avaient rendue courante, et Hollywood l'avait propagée en Californie. Mais Parker était passé à l'héroïne, probablement au début des années 40. Ce n'était pas un secret, tous ceux qui abordent "Bird" dans le film font allusion sans tabou à ce fléau dont il est presque devenu le symbole absolu. Un fléau difficile à comprendre pour les non-initiés, bien sûr, ce que le film aborde avec une naïveté frontale: quand le trompettiste Red Rodney (Michael Zelniker) visite la chambre de Bird pendant une tournée, et lui montre fièrement qu'il s'est mis à l'héroïne, le saxophoniste est atterré...

C'est qu'il n'a jamais vécu, le film le montre, dans une quelconque impression que l'héroïne le rendait grand, contrairement à ce que tant de musiciens qui l'ont suivi, certains dans la tombe, pensaient: Jimmy Heath, par exemple, a avoué que c'est volontairement qu'il était tombé dedans... Miles Davis s'y est intéressé très tôt, Gerry Mulligan, et tant d'autres contemporains (John Coltrane, Sonny Rollins...): tous en sont sortis vainqueurs, finalement. Pas Bird.

Et pourtant le film insiste sur la volonté de normalité, l'aspiration au bonheur de Charlie Parker, auprès de Chan mais aussi en compagnie de sa musique. Lui qui ne s'est jamais départi d'un complexe d'infériorité, nous dit le film, a quand même tout fait pour réussir à sa façon le "rêve Américain", en obtenant de sponsoriser un club de jazz (le Birdland), de jouer avec des ensembles de cordes (il considérait ces enregistrements extrêmement controversés comme une preuve éclatante de sa réussite), et d'élever ses enfants... Mais sans rien renier de sa musique, qui l'engageait à 200%. 

Une jolie scène, probablement basée sur les souvenirs authentiques de Chan Parker, nous montre le couple entendant à la radio pendant un voyage en voiture, un réappropriation d'un solo de Parker par le chanteur King Pleasure (Parker's mood)... Alors que Chan souhaite changer la station de radio, Parker veut, au contraire, entendre de quelle façon sa musique est diffusée au public... C'était le même Parker qui, bien que héraut d'une version révolutionnaire de la musique de jazz, qui secouait les conventions, vouait une admiration sans bornes à Benny Goodman, chef d'orchestre et clarinettiste qui avait, lui, réussi... sans un gramme d'héroïne.

Un héros américain qui a du composer, nous dit le film, avec sa toxicomanie, la justice, le racisme évidemment (bizarrement traité surtout sur le mode de la blague, dans le film: à travers une tournée de Parker, qui a engagé le blanc Red Rodney, et le fait passer pour un albino pour une tournée dans le Sud), mais aussi les sales coups du sort, comme la mort d'un enfant qui sera d'autant plus mal vécue, que Bird était de l'autre côté des Etats-Unis quand il l'a appris...

Eastwood n'a peut-être pas livré la biographie de Charlie Parker la plus fiable, et fidèle à sa manière, l'a sans doute considérablement simplifiée. Mais ce qui en sort, à travers les grands moments comme à travers les scories (cet abominable moment, où Parker recroise "Buster Franklin" qui joue du rock 'n roll, ou en tout cas ce que Eastwood identifie comme tel), c'est une fascination pour un homme exceptionnel, qui n'a pas su triompher de ses démons. Cette sincérité de l'artiste qui a voulu s'approcher d'une de ses idoles, et en livrer un portrait ultra-sensible, est la marque de Clint Eastwood. 

A noter pour finir, que Lennie Niehaus (1929-2020), qui a signé la musique, et a la redoutable tâche de parfois "incarner" Parker à travers son saxophone alto (tous les solos qui n'ont pas été repris directement des enregistrements de Bird ont été joués par lui), était l'un des nombreux musiciens, qu'ils soient noirs, blancs, verts ou rouges, qui sont venus au jazz après avoir entendu la révolution incarnée par Gillespie, Powell, Clarke, Pettiford, Monk, Dorham, Johnson, Dexter Gordon, Charlie Christian... Et Charlie "Bird" Parker.

 

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Published by François Massarelli - dans Clint Eastwood Musique