Avec ce 5e film Essanay, Chaplin fait beaucoup de choses: d'une part, il s'aventure en territoire connu et dangereux, en développant une histoire qui se concluera par une poursuite, et ce sur plus de la moitié d'une bobine: connu, car Sennett procède souvent comme cela et le public en est friand; dangereux car Chaplin n'aime pas ça, et souhaite développer un nouveau style de comédie. d'autre part, il expérimente tant avec l'histoire, puisque le film a une intrigue claire et bien menée, mais aussi avec la forme, car Chaplin ne cache pas, surtout sur la première bobine, ses ambitions parodiques. Enfin, il donne de l'importance à celle dont il a envie de faire sa première dame, à tous les niveaux parait-il, et dont il apprécie la fraîcheur.
Le film commence dans un intérieur bourgeois; Un homme (Ernest Van Pelt) a décidé de marier sa fille avec un noble à moustache (Leo White), qui répond au doux nom de Chloride de Lime; il attend précisément le comte pour déjeuner; Edna (Purviance), sa fille, a justement un prétendant: Chaplin nous est montré rêvant devant un mur de briques, puis il désamorce l'embarras du spectateur devant sa figure mélancolique en sifflant d'une façon vulgaire. Les deux amants mettent au point un stratagème: il va se faire passer pour le comte, et gagnera la main d'Edna. Bien sûr, le vrai comte va arriver avant que le plan ne parvienne à ses fins, et suite à un flottement, qui voit Chaplin croiser la fille, le père et le comte dans un parc, la poursuite s'engagera, impliquant tout le monde, ainsi que trois policiers ineptes...
On sourit, et on rit beaucoup; la poursuite est drôle et enlevée, mais on ne m'enlèvera pas de l'idée que le meilleur de ce film reste la première bobine, dans laquelle Chaplin s'aamuse à placer des gags d'observation, et oscille entre le burlesque et le vulgaire, comme ses racines dans le théâtre populaire Britannique le lui ont toujours enseigné, pour montrer un homme qui n'est pas à sa place. mais comme on est aux Etats-Unis, c'est le majordome (Lloyd Bacon, au centre sur la photo) qui s'en aperçoit, pas le père d'Edna... En tout cas, Chaplin est de plus en plus à l'aise en studio, c'est clair, et il le fera savoir plus d'une fois. mais cela ne nous empêche pas de le voir se lâcher avec plaisir dans une course-poursuite qui peut avoir été improvisée, mais qui reste bien meilleure que les sempiternels lâchers de cinglés de chez Sennett. Sinon, la troupe se consolide, et on voit avec amusement Leo White rempiler en comte sans fortune, dragueur et vaguement escroc; mais ce qui fait le plus plaisir, c'est Edna Purviance, désormais, et pour longtemps, la muse de Chaplin, aussi bien l'acteur que le metteur en scène: elle le vaut bien.