Revenant à sa double activité de scénariste et réalisateur, Mankiewicz annonce avec fierté la couleur: un carton en fin de générique claironne: Screenplay and direction: Joseph L. Mankiewicz. Les lettres occupent tout l'espace, et de fait c'est une signature, pas un crédit. Il peut en être fier, ce film l'impose de façon spectaculaire... Ce qu'on remarque d'abord, c'est la structure de ce film, divisé en cinq parties liées entre elles de belle façon: Trois femmes se retrouvent à une sortie scolaire; elles attendent une quatrième amie, qui ne viendra pas, mais leur a envoyé une petite lettre empoisonnée, dans laquelle elle leur annonce son départ définitif. Elle ajoute qu'elle est partie avec l'un de leurs maris, mais ne leur laisse aucun indice pour déterminer lequel. Elles ne peuvent se soustraire à leurs obligations, et vont passer toute la journée sur un bateau à angoisser et à se plonger dans des souvenirs, cherchant une réponse: On assiste à une scène domestique entre Deborah et Brad, puis un flash-back avec Rita et George, enfin Lora Mae et Porter. A la fin, une soirée prévue de longue date clôt le film et apporte une réponse au suspense inévitable de la petite énigme, en même temps qu'une fin particulièrement accomplie au film... Ajoutons à cette structure une cerise vénéneuse sur le gâteau: la voix off d'Addie Ross, l'absente, commente tout le film, c'est-à-dire ce qu'elle sait, ce qu'elle ne sait pas, et cela sans aucune explication logique à son commentaire omniscient (Journal intime, narration d'un souvenir, flash-back, voix d'outre-tombe comme celle de Joe Gillis dans Sunset Boulevard, etc). Par contre, Addie Ross, si elle est absente physiquement, est omniprésente dans les dialogues, et on sait que tous les maris ont fricoté avec elle dans le passé...
On est frappé par l'humour du film, qui n'est pas qu'une comédie. On ne s'amusera pas à essayer d'en définir le genre, ce qui serait stérile. Cela confirme qu'avec A letter to three wives, Mankiewicz ouvre des portes. L'humour, typiquement, passe par des dialogues ciselés, mais aussi par des situations, et souvent comme dans la meilleure comédie burlesque, par l'embarras. Un personnage qui établit un lien entre deux des histoires, la bonne Sadie (Elle est une amie intime de la famille de Lora Mae, mais est employée par Rita et George), est interprété par Thelma Ritter, et elle est irrésistible. Un détail visuel et récurrent rythme l'histoire de Porter et Lora Mae: celle-ci habite près du métro, et assez souvent, les rames qui passent font trembler tout l'appartement, à des moments inopportuns, ce qui n'a aucun effet sur les protagonistes, qui se contentent de s'arrêter dans ce qu'ils font, en attendant la fin du passage du train.
Le dialogue fourmille de grandes occasions pour Mankiewicz, qui différencie intelligemment les gens par les mots qu'ils utilisent; classes sociales: Rita demande à sadie d'avoir un peu de classe lors d'un dîner important, lui suggère un "Dinner is served", mais la bonne ne peut s'empêcher de proférer un "A la soupe!" (Soup's on!) le moment venu, sans qu'elle soit ridicule, du reste, ce sont plutôt les prétentions de Rita qui sont ici visées. Dans le même segment, George, instituteur, se paie la tête de la parvenue (une directrice de station de radio) qui emploie son épouse, en lui montrant qu'elle utilise le langage sans le connaître. enfin, Lora Mae et Porter utilisent le langage comme un champ de bataille, la jeune femme envoyant des piques permanentes à son mari, qui ne lui parle presque que pour lui enjoindre de se taire. Un autre personnage est identifié par le seul moyen du langage comme un inutile étouffé par son épouse: le mari de Mrs Manleigh, l'employeuse de Rita, ne parle que pour répéter de façon robotique des mots clés de la conversation de son insupportable épouse. Manleigh, d'ailleurs, c'est Manly: masculin, un nom qu'il porte, mais que son épouse semble honorer plus que lui. Tout au long du film par ailleurs, des saillies surnagent, mais honnêtement, c'est la fête permanente, et on ne peut pas choisir...
L'ensemble des histoires contenues dans le film et sensées apporter un éclairage au spectateur dans la reconstruction du puzzle sont en rapport avec la vie sociale, l'amitié entre tous ces gens qui remonte pour la plupart d'entre eux au lyvée. c'est d'ailleurs très clair dans l'ouverture, qui se concentre sur les préparatifs de Deborah et Brad: la jeune femme est la dernière addition au groupe, et est hantée, comme on le verra très vite, par une entrée dans le cercle qui ne fut pas sans problèmes. Tous les segments sont donc organisés autour d'occasions sociales: dîners, sorties, repas et autres. Cela permet en particulier de faire revenir les autres éléments du groupe, comme le dîner chez George et Rita qui ont invité, en plus de la patronne de Rita, leurs amis Lora Mae et Porter. Cela donne d'une part une vie aux personnages en dehors de leurs segments respectifs, tout en donnant de multiples angles d'approche, un point de fort du scénariste et réalisateur, comme on le verra dans ses autres films-puzzle.
Les femmes sont donc la cible principale du sale coup joué par Addie Ross, comme le titre l'indique clairement. Deborah (Jeanne Crain), Rita (Ann Sothern) et Lora Mae (Linda Darnell) sont très dissemblables, tout autant que les actrices choisies. Si Mankiewicz s'est souvent plaint, de façon fort méchante, de Jeanne Crain, il faut constater qu'elle convient parfaitement à Deborah, une fille pétrie de complexes, qui angoisse à l'idée de rencontrer les amies sophistiquées de son mari, et se prend comme une claque dans la figure l'arrivée de Addie Ross, une femme dont elle aprend très vite que son mari et elle ont été très proches. Elle sera facilement intégrée par ses amies et amis, mais gardera un complexe d'infériorité que le film dévoile très vite: elle est persuadée que son mari est parti avec Addie, d'autant qu'il l'a prévenue de son empêchement éventuel pour la soirée prévue. Elle se réfugie un peu hâtivement dans le Martini... Rita est donc employée par la radio, et gagne plus que son mari, dont elle souhaite qu'il change son point de vue et laisse l'ambition lui permettre d'améliorer sa position. Rita est très indépendante, mais elle est aussi la femme qui connait son mari depuis le plus longtemps. le problème, c'est qu'elle sait que son mari a raison quand il dit qu'elle vaut mieux que ses employeurs... George, enfin, a eu une camaraderie intellectuelle avec Addie, ce qui fait de lui, pour Rita, un coupable potentiel... Enfin, Lora Mae vient d'une famille très modeste, et s'est mariée avec Porter d'une façon assez peu orthodoxe: chacun d'entre eux est persuadé qu'il a fait une concession à l'autre, et aucun d'entre eux n'a jamais avoué son amour profond pour l'autre. De plus, Lora Ma sait qu'elle vient après Addie, dont le portrait trône sur le piano à queue de Porter, le riche propriétaire d'une chaîne de magasins. Elle est indépendante, jusqu'à arriver seule en voiture au début quand ses copines font elles du covoiturage.... elle a les moyens, mais agit aussi comme si elle se préparait à tout moment à demeurer seule, quittée par son mari: elle est très surprise de le trouver à la maison, le soir...
Les hommes, de leur côté, ont tous quelque chose qui ne va pas, y compris on l'a vu ce pauvre M. Manleigh. Le riche et flamboyant Brad (Jeffrey Lynn) selon Deborah souffre de se voir coincé avec une petite provinciale qui ne sait pas s'habiller, et elle croit qu'il lui préfère sa copine Addie. On n'en sait pas beaucoup sur Brad, le personnage le moins présent du film, encore moins présent de fait qu'Addie. la raison de cette quasi-absence tient dans le fait que Mankiewicz distribue ses cartes dès la première seconde, et qu'il a attribué un rôle à Brad qui le place à l'écart des autres. On découvre ensuite George, interprété par un Kirk Douglas des grands jours. il donne une classe folle à son instituteur, mais n'oublions pas qu'il est ici vu au travers du regard de son épouse. Son problème est, il l'avoue lui-même, de mal vivre d'être le second de son épouse au salaire conséquent. Il souffre aussi, en intellectuel militant, de l'appauvrissement du langage, et Mankiewicz s'est beaucoup projeté en lui... Son match avec l'insupportable Mrs Manleigh qui fait subir à ses hôtes deux heures de radio insupportables (dont elle n'apprécie réellement que les coupures publicitaires) sans jamais s'excuser d'avoir cassé un précieux disque, est splendide, dominé par Douglas. Les sorties contre la bêtise et la radio, de toutes évidences, renvoient à la pensée de l'auteur. Enfin, Porter Hollingsway, interprété par Paul Douglas (Aucune relation, mais cet acteur est un génie), est un homme qui s'est fait tout seul. La culture, pour lui, c'est juste un ensemble de signes de richesse qui s'achètent, et il trompe son monde en rapportant tout à l'argent. Il est aussi doté d'une pudeur intimidante, qui l'empêche notamment de trop dévoiler de ses sentiments à Lora Mae, ce qui les handicape tous les deux. Porter joue un rôle intéressant de confident vis-à-vis de Deborah, ce qui aide la jeune femme occasionnellement. Enfin, il fournit au film son moment le plus émouvant...
Addie, enfin, est donc le paradoxal narrateur de ce film. Sa voix parfaitement posée est due à Celeste Holm, qui jouera dans All about Eve. Elle dose parfaitement la sophistication, la douceur et le fiel contenus dans son timbre, et le film s'en trouve encore plus solide. L'humour vachard du ton, c'est pour une large part à Addie Ross qu'on le doit. Elle commente tout et lit aussi les lettres qu'elle a écrite (D'une écriture calligraphiée, ultra-sophistiquée pour ne pas dire prétentieuse), mais également celles dont elle n'est pas supposée avoir connaissance. La jeune femme est le symbole même de la sophistication que les hommes veulent dans une femme: Porter dit qu'elle est la seule à avoir de la classe, et elle lui inspire un profond respect. George adorait leurs conversations littéraires à l'université, et elle lui envoie pour son anniversaire un coffret de 78 tours de Brahms, accompagné d'un mot de Shakespeare... Quand à Brad, il a eu une longue histoire avec elle qui n'a cessé que lorsqu'il est revenu marié de l'armée, avec Deborah rencontrée en France. Addie Ross, nous dit Mankiewicz en substance, est de celle qu'ion n'oublie pas, mais avec lesquelles on ne se marie pas. L'ambiguïté présente dans le final est relayée par les derniers mots d'Addie: elle lâche un au revoir qui peut autant être interprété comme un aveu d'échec que comme son contraire. Sur l'écran, une coupe de champagne vide tombe sur la table et se brise...
Faut-il conclure? A letter to three wives est tout simplement un chef d'oeuvre.