Au sortir de son troisième film, Wilder se sent plus fort, et va pousser un pion décisif; c'est vrai que les années 40 sont l'age d'or du film noir, mais on dit ça aujourd'hui précisément parce qu'on a le recul ET les classiques. En 1944, après quelques films décisifs (Huston, Walsh, Hitchcock, ...), tout reste à inventer. Mais Double indemnity ressemble bien à un film-somme sur le genre: Wilder avait sciemment étudié ses classiques, notamment Hitchcock, et son chef-opérateur John Seitz lui avait emboité le pas. Le style de ce film est d'une grande classe, très réussi, et bien sur il ne manquera pas de commentaires pour aller jusqu'à subodorer qu'il est trop parfait, voire lisse: Trop appliqué... Tant pis: l'idée était de finir un film, pas de l'ouvrir aux quatre vents. Wilder cherchait à faire son Hitchcock, et pour quelqu'un qui souhaitait faire montre de ce qu'il pouvait faire, c'est une réussite sans précédent.
Au milieu de cette narration si classique, faite d'une dose calibrée au millimètre près de voix off, visions nocturnes, ombres, suspense parfait, érotisme suggestif et rasades d'alcool enfumé, il est toujours instructif de chercher la petite bête, celle qui rattachera ce film au reste de l'oeuvre de Wilder. Ca ne vous semble pas curieux de voir ce film, parfait exemple d'un film noir stricto sensu, totalement isolé dans la filmographie de Wilder? Et pourtant y-a-t-il plus Wilderien que Barton Keyes, interprété génialement (Sans aucun excès) par Edward G. Robinson? Il est le sujet du film, celui dont on ne verra que le versant public, avec la petite dose d'intime révélée à son ami-fils, Walter Neff. Si Robinson joue bien le sujet, le point de vue est systématiquement autre, passant par le biais de Neff, l'homme qui trahit son père, celui qui croit à la fois être la victime d'une femme fatale (C'est parce que tu le veux bien) et le maître de sa destinée: un loser, donc, qui se paie le luxe de choisir qui s'en sortira en jouant les protecteurs face à Lola et Zachetti. Neff, au nom trop anonyme pour être autre chose qu'un vulgaire homme, est parfait pour rejoindre la cohorte de andouilles Wilderiennes: les vulgaires, les minables: le Jack Lemmon d'Avanti avant de se libérer sous la pression amicale de Juliet Mills, par exemple, le Nestor Patou qui n'a pas encore succombé aux charmes d'Irma la douce, ou encore Bogart en has-been décalé dans Sabrina: tous ces gens auxquels on a envie de botter les fesses afin qu'ils changent. La différence avec ce Neff, c'est que lui, d'avance, est condamné, incapable de changer; il y aura plus de tendresse pour les autres, qui seront souvent "sauvés" par Wilder. Ici, point de salut, au-delà du lien sublime de tendresse qui lie Neff à son" Père" Keyes.
Phyllis Dietrichson: quel nom! encore une trace du grand Wilder, cette capacité à inventer les noms qui nous agressent, ou nous caressent, ou vous donnent tout de suite la clé de l'énigme. Le nom lui seul nous informe que cette femme est mal mariée, le nom de famille qu'il y a quelque chose à enlever... Barbara Stanwyck est unique dans le film noir par sa plastique imparfaite, je pense que c'est juste de dire cela: elle en est encore plus fascinante, mais l'exagération de ses traits par cette incroyable perruque, la vulgarité des détails soulignés par la mise en scène, le dialogue, la situation, le décor: la façon dont Wilder joue sur la quasi nudité au début du film, reprise immédiatement par la voix off de Neff. Elle est, plus que Neff qui ne succombe à cette escroquerie généralisée que parce qu'il le souhaite, le personnage qui se déguise, passage obligé d'un film de Billy Wilder; Mais Neff, lui, passe de l'autre coté du miroir, un monde, d'ailleurs ou les portes ne s'ouvrent pas du bon côté, comme on peut le remarquer dans une scène de suspense célèbre...
Autre chose frappante, c'est l'escamotage du corps: un homme meurt, mais on meurtre est vu au travers d'un visage, celui de la femme qui se tient à ses cotés, mais qui sait ce qui se trame. C'est un écho de la scène fameuse de la lampe dans le film précédent, et à partir de là, M. Dietrichson, la victime, va purement et simplement disparaître du film: une façon de nous dire à quel point ce personnage, méchant homme détestable il est vrai, n'a aucun intérêt: c'est un McGuffin.
Avec ce concentré de film noir, Wilder souhaitait obtenir son diplôme de mise en scène: c'est désormais chose faite. Il souhaitait un Oscar, il se contentera de nominations, et de l'adoubement d'Hitchcock soi-même...