La sortie en 1920 de ce film sur les écrans Allemands est un de ces actes fondateurs particulièrement notables, qui font de toute la période du muet une aventure passionnante et plus riche que tout ce qui a pu suivre. A plusieurs niveaux, du reste: le film a montré au monde entier à la fois la vivacité et la spécificité d'une cinématographie nationale d'un pays qu'on vouait alors à l'oubli pur et simple; on se souvient à ce titre de campagnes de presse lors de la sortie Française qui enjoignaient les gens de ne pas aller voir ce film, qui était à n'en pas douter une oeuvre "boche", donc dégénérée. Le Cabinet du Docteur Caligari a aussi donné naissance, mais de façon moins directe qu'il n'y parait, à une fusion de styles et de thèmes, hérités partiellement du cinéma des années 10 (Der Golem, Der Student von Prag, Homunculus) et partiellement d'autres arts, notamment la peinture et la photographie mais aussi le théâtre qui va largement influencer le jeu des acteurs qu'à défaut d'autre appellation on va rapidement qualifier d'expressionnistes. Et Caligari, comme on l'appelle le plus souvent, est donc l'acte de naissance du nouveau cinéma allemand, qui va aussi enfanter le cinéma fantastique Américain, le film noir, et certains metteurs en scène Anglais... voilà qui mérite qu'on s'y intéresse, donc.
Pour commencer, mettons les choses au point: on a pu lire beaucoup de bêtises sur ce film, comme d'ailleurs sur tant d'autres: on a eu coutume d'attribuer tout ou partie de Caligari à la présence dans les coulisses du jeune Fritz Lang, qui a d'ailleurs revendiqué la paternité d'un certain nombre d'aspects du film, notamment l'idée de rendre l'oeuvre moins avant-gardiste en l'inscrivant dans la subjectivité d'un aliéné. On a aussi dit que le film était l'oeuvre de ses trois décorateurs beaucoup plus que celle de Wiene, ou du scénariste Carl Mayer, faisant de fait d'eux de simples exécutants d'un projet essentiellement esthétique: dans les deux cas, il ne faut pas en tenir compte; Lang n'était en aucun cas ce maître du cinéma Allemand qu'il allait devenir par la suite, et il allait de petit boulot de scénariste en petit boulot de réalisateur, jusqu'à 1921 et la consécration de Der Müde Tod - un film sous l'influence particulièrement marquée de ce Cabinet du Docteur Caligari... et si l'importance du travail de Hermann Warm, Walter Röhrig et Walter Reimann n'est plus à démontrer tant elle saute aux yeux à la vision du film, il fallait un scénariste qui puisse donner corps à cette histoire parfaitement cohérente, et un metteur en scène pour donner un peu d'unité à ce qui aurait pu n'être qu'une expérience particulièrement douloureuse pour le spectateur...
Qu'on en juge: le film conte l'histoire d'un homme aliéné qui raconte à un autre pensionnaire de la même institution son expérience (L'a-t-il vécue ou rêvée? On ne le saura pas) d'une série de crimes épouvantables, perpétrés par un somnambule sous la coupe d'un certain Dr Caligari, montreur de foire à ses heures perdues mais d'abord et avant tout directeur d'un asile d'aliénés. Crime, perversion, folie et subconscient se mêlent dans une histoire apparemment compliquée mais qui se déroule de façon claire et linéaire sous nos yeux. Mais les décors du film sont volontairement distordus, faux: inspirés de façon évidente par l'expressionnisme alors en vogue dans la peinture et le théâtre Allemand, les décorateurs ont imaginés un dédale de maisons en carton-pâte, invivables et cauchemardesques, construites dans les studios de la Decla-Bioscop. Les décorateurs ont conçu leur ville de manière à utiliser la profondeur de champ. Pour parer à la théâtralité inévitable de l'ensemble, le recours à un montage serré, avec inserts de gros plans, et un rythme qui s'emballe parfois, accentue la prise sur le spectateur. Enfin, l'histoire cauchemardesque est prétexte à développer un jeu d'acteurs sur trois niveaux: les deux vedettes du film, Werner Krauss ("Caligari") et Conrad Veidt (Cesare, le somnambule filiforme en collants noirs, aux yeux rehaussés de kohl, figure d'épouvante) ont un jeu authentiquement expressionniste, exagéré, et emphatique. Les personnages qui seront leurs victimes, Friedrich Feher et Lil Dagover, passent d'un jeu plus naturel, plus en phase avec le cinéma Allemand de l'époque, à des pics expressionnistes et de brusques éclairs émotionnels. Le reste de la distribution est d'une manière générale moins voyant. Le résultat de ces choix permet là encore d'adhérer à l'histoire sans souffrir des transgressions stylistiques...
Le film joue sur plusieurs tableaux: d'une part, cette histoire de hiérarchie (Le directeur d'un asile) devenue folle et qui sème le crime par la seule volonté de contrôler le subconscient d'un homme, est riche en transgressions, en allusions aussi à la crise contemporaine que traverse l'Allemagne, vaincue pour avoir trop voulue étendre son hégémonie. Le chef est fou, nous dit le film, et le prologue et l'épilogue rajoutés pour intégrer l'histoire dans une réalité plus acceptable et moins polémique, ne nous rassurent qu'à moitié... situés dans un asile qui ressemble étrangement à celui du film, et qui participe de ce même effort d'utilisation de l'expressionnisme, il est aussi peuplé des acteurs du drame: Cesare y est un autre patient interné, la belle Jane (Lil Dagover) y est aussi, et le "Docteur Caligari" est, là aussi, quoique moins effrayant dans son aspect, le professeur en charge de la clinique. Mais le film est aussi une exploration de l'inconscient, à travers cet homme piloté à distance, dont les pulsions érotiques se manifestent envers et contre tout: contre son propre état de sommeil, contre la victime de ce qui à l'origine devait être un meurtre, et contre son "maître", le Dr Caligari, qui croyait pouvoir enjoindre à un homme en sommeil permanent de tuer mais n'avait pas prévu que le désir lui donnerait d'autres plans... La scène fabuleuse de l'arrivée de Cesare chez Jane (le seul endroit dans le film dans lequel les décorateurs se soient amusés à styliser leur déor avec plus de formes circulaires que d'angles douloureux...) qui le voit raser un mur de sa silhouette trop maigre pour inspirer confiance, puis s'introduire lentement dans la maison, apparaître lentement à la fenêtre, et enfin s'introduire du fond de l'image pour frapper sa victime endormie au premier plan, va faire des petits: Nosferatu, bien sur, mais aussi Frankenstein, dont on sait que le metteur en scène James Whale était précisément un admirateur de ce cinéma Allemand qui naît à nouveau avec Caligari.
C'est d'ailleurs remarquable, que ce film qui est brut, si on le compare à sa descendance et au raffinement des décors et éclairages de Der müde Tod (1921) ou Le cabinet des figures de cire (1924), aille si loin dans la représentation de conflits entre les pulsions et la raison. Il est de fait beaucoup plus Freudien dans son anarchisme d'épouvante que ne seront des oeuvres présentées comme d'inspiration ouvertement psychanalytique, en particulier Les secrets d'une âme (1926) de Pabst... quoiqu'il en soit, tout en étant un magnifique précurseur et en faisant la synthèse du cinéma fantastique des années 10, Le Cabinet du Dr Caligari n'aura de descendance que limitée: l'expressionnisme se diluera dans le cinéma Allemand. Des films comme Die Nibelugen, ou Faust, lui devront beaucoup dans leur volonté de créer un monde en studio, en utilisant une nature volontiers déformée, mais ce sont surtout les éclairages, la science des ombres et un jeu décomplexé qui lorgne vers l'épouvante, qui vont finalement s'installer dans la tradition du cinéma Allemand. L'expérience visuelle si singulière de ce film restera unique, quoiqu'on en dise. Des metteurs en scène vont tenter de rééditer l'expérience (Wiene lui même dès l'année suivante, avec un Genuine peu inspiré), mais là encore le cinéma va faire évoluer les décors vers plus de réalisme: tout en étant d'inspiration Caligaresque dans leur déformation, les maisons du ghetto de Der Golem sont plus tangibles. Le mur de la mort dans Der müde Tod, ou encore la ville orientale dans le Cabinet des figures de cire sont des décors en dur, qui vont vite éclipser les toiles peintes et les cartons glorieusement faux, les portes impossibles du film de Wiene... Celui-ci ne pouvait qu'être unique, mais son succès allait, je le répète, bouleverser non seulement le cinéma Allemand, menant à Metropolis ou Le dernier des hommes, mais aussi et surtout le cinéma mondial.