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  • : Allen John's attic
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26 janvier 2013 6 26 /01 /janvier /2013 15:48

Terre qui flambe est le onzième film de Murnau, situé entre deux autres films majeurs: Nosferatu, tourné au printemps 1921 mais sorti seulement quelques jours avant ce nouveau film, et Phantom qui occupera le metteur en scène durant l'automne de cette même année 1922. Le film est aussi le deuxième opus d'un ensemble de trois films dits "paysans", tant vantés par l'historienne Lotte Eisner qui y voyait le sommet de l'oeuvre de Murnau. Les deux autres (Marizza et Die Austreibung, "L'expulsion") étant perdus à l'exception de la première bobine de Marizza, il ne nous reste que celui-ci pour nous faire une idée. de prime abord, on peut assez facilement s'égarer en trouvant Nosferatu et ce film très dissemblables; cest au mieux une fausse piste, au pire une grosse bêtise... Ces deux films sont de toute évidence les créations du même homme, un Murnau enfin arrivé, après seulement quatre années de travail dans le cinéma, à un sommet de son art. Produit partiellement par l'incontournable Erich Pommer, le film bénéficie de trois noms de scénaristes au générique: Willy Haas, Arthur Rosen, et Thea Von Harbou. On y repère aussi Rochus Gliese, dont le talent de décorateur sera de nouveau mis à profit par Murnau dans Die Austreibung, Les finances du Grand-Duc, et bien sur Sunrise. C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus remarquables de ce film qui sert, après Nosferatu et avant Tartuffe, Faust et Sunrise, à définir au mieux le rapport unique de Murnau avec l'espace filmique et les décors, son organisation du cadre et son utilisation inventive de la profondeur de champ...

 

Le vieux Rog (Werner Krauss), un paysan, va mourir; il a auprès de lui son fils Peter (Eugen Klöpfer), mais son autre fils Johannes (Wladimir Gajdarov), parti à la ville, se fait attendre. Il arrivera trop tard... Et restera à peine, ayant mieux à faire: il veut s'installer au plus près d'un potentat local, le voisin des Rog, le comte Rudenburg (Edward Von Winterstein). Celui-ci passe son temps à déserter son pigeonnier, au sommet de son chateau pour se livrer à une inspection minutieuse et fiévreuse d'une de ses terres, le "champ du Diable", qui le fascine sans que quiconque puisse le comprendre... L'ambitieux Johannes va vite devenir le secrétaire particulier du comte tour en courtisant sa fille Gerda (Lya de Putti). Mais il va vite apprendre que la raison de l'obsession du vieil homme pour le "champ du diable" est que le sous-sol en regorge de pétrole. Lorsqu'il assiste le comte pour modifier son testament, il apprend que le vieillard lègue l'ensemble de sa fortune à Gerda, à l'exception de son "champ du diable" et du chateau, qu'il laisse à sa deuxième épouse Helga (Stella Arbenina). Johannes entreprend donc immédiatement les travaux d'approche afin de séduire la comtesse...

 

Deux mondes ici se regardent sans vraiment s'affronter. Le chateau et la ferme des Rog sont deux univers qui sont séparés par leur appartenance à des classes différentes, mais on a envie d'ajouter que la façon dont les humains y sont traités est également un important facteur de différence. Les Rog, à l'exception de Johannes, sont respectueux, directs, et semblent-ils soudés. Les employés y mangent à la même table que les employeurs, et Peter Rog, le patron en titre, après le décès de son père, demande la main d'une bonne, la petite Maria (Grete Diercks). Mais celle-ci aime Johannes qui a méprisé son amour, et comme elle le dit, elle a accepté de souffrir pour lui. Au chateau, en revanche, les gens de maison sont relégués au sous-sol, et seule la comtesse fait un effort pour les approcher... pour le comte, pour sa fille, et bientôt pour Johannes Rog qui va évidemment habiter le chateau après le mariage de la comtesse, le chateau deviendra le symbole non seulement de sa réussite, mais surtout d'un tremplin vers de meilleures situations, puisqu'il entend ne pas s'arrêter en si bon chemin, visant à devenir avec son gisement de pétrole un interlocuteur privilégié du gouvernement...

 

C'est le sens d'un film dont la décoration est extrêmement variée, aidée en cela par un découpage qui passe de façon unique d'une pièce à l'autre, d'un lieu à l'autre: la ferme Rog, le chateau, le champ du Diable et sa chapelle maudite (De tout temps le lieu a eu la réputation d'être hanté par le diable depuis qu'une explosion bien compréhensible - le pétrole- a semble-t-il oté toute fertilité à son sol.), les bords désolés et enneigés d'une rivière gelée, mais aussi un riche salon dans lequel on a convié Johannes Rog pour lui faire miroiter un futur prestigieux... les extérieurs tranchent par leurs grands espaces avec les intérieurs, avec leurs plafonds apparents, qui définissent dans un premier temps la classe sociale, mais qui jouent aussi un rôle pour enrichir plus avant le contraste entre les différents protagonistes: on remarque ainsi très vite la structure verticale du chateau Rudenburg, mise en relief par l'utilisation d'escaliers dans toutes les scènes. La comtesse doit descendre pour passer du temps avec les domestiques, et elle est la seule à la faire. De son côté, le comte s'est aménagé une pièce au plus haut, qui deviendra bien sur le repère de Johannes après qu'il se soit approprié le mariage... C'est de ce pigeonnier que le jeune homme verra brûler le champ de pétrole à l'issue du drame. A l'inverse, la ferme des Rog est un lieu dans lequel le niveau de toutes les pièces est le même, en écho à l'humanisme plus simple de ces gens. Les scènes d'escalier abondent, comme je le disais, avec des dimensions sociales (Descendre un escalier pour visiter les invités, ou les gens de maison, au moins brièvement), mais aussi parfois des connotations morales: ainsi lorsque Gerda, qui croit encore pouvoir se marier avec Johannes, découvre celui-ci dans les bras de sa belle-mère, elle est en haut d'un escalier...

 

La grande lisibilité du film est d'autant plus étonnante que le metteur en scène a pris le parti de multiplier les lieux et les points de vue; ainsi, le bord d'une rivière dans laquelle Helga va se jeter afin de se suicider lorsqu'elle aura enfin compris que son amour a été dupé par l'ambitieux Johannes, est-il vu selon un autre angle lors de la tentation de Johannes lui-même de se jeter à l'eau... Les plans du "champ du diable" se suivent et ne se ressemblent pas, et Murnau multiplie les scènes situées dans des lieux différents au chateau, mettant en lumière la richesse du lieu, mais aussi le dédale de possibilités, tant du niveau des rapports humains, que de celui des ambitions de Johannes Rog.

 

Johannes Rog, prédateur et ambitieux, utilise les femmes, et n'est pas éloigné d'un Nosferatu qui va utiliser l'agent immobilier Knock pour trouver une maison, et accessoirement avoir accès à Hutter, et va utiliser celui-ci pour accéder à Wisborg, puis à la femme d'Hutter, Ellen. Ici, Rog utilise Gerda, puis Helga, afin de mettre la main sur la fortune Rudenburg. Ce faisant, il va s'aliéner sa famille entière... On notera au passage que la façon dont le "héros" utilise les sentiments des autres ou s'assoit dessus (Maria) nous rappelle le destin peu glorieux de tous les couples de Murnau jusqu'ici... Helga et Johnannes sont un exemple particulièrement frappant de ratage conjugal caractérisé.

 

Ce film majeur sur l'homme et son environnement atteint une sorte de happy end, pas vraiment si joyeux que ça, puisque une femme s'est suicidée, que les ambitions d'un homme ont été réduites à néant, finisssant de donner à ses retournements affectifs la couleur de trahisons sordides et inutiles. Comme plus tard Lubota dans Phantom, Johannes Rog est un homme qui tourne en rond. le fait qu'il ait décidé d'agir, on le voit, ne fera que précipiter sa chute. Comme le comte Orlok dit Nosferatu, le jeune homme aura confondu un lieu avec son destin, et les êtres humains avec des moyens de parvenir à ses fins, entrainant la mort sur son passage, et aura par son comportement marginal détruit tout ce qu'il souhaitait construire. Dans ce film situé en plein hiver, plutôt qu'un fatal rayon de lumière, c'est le feu qui va tout nettoyer.

 

Ce film admirable a longtemps été compté parmi les films perdus de Murnau, avant qu'une copie soit miraculeusement retrouvée. La restauration en a été effectuée dans les années 90, nous permettant de mettre la main sur une pièce essentielle du puzzle de l'oeuvre de Friedrich Whilhelm Murnau: un film ambitieux, immense, qui prolonge dans le monde réaliste du drame la réflexion engagée sur Nosferatu, ce qui n'est pas rien. Après de nombreux mélodrames plus ou moins intéressants, Murnau a je pense trouvé sa voie avec ces deux films, une voie qu'il ne quittera plus jusqu'à Tabu. On se rappelle par ailleurs une phrase de Henri Langlois: «Ce sera l'un des crimes du XXe siècle d'avoir laissé détruire La Terre qui flambe de Murnau», et on a envie de se réjouir qu'il ait eu tort... Sauf que bien sur d'autres oeuvres, elles, n'ont pas refait surface. Dont, d'ailleurs, Four devils (1928), détruit par un incendie alors que la seule copie existante était entreposée... à la Cinémathèque Française, sous la responsabilité de Langlois, une ironie un brin méchante... mais ce n'est pas le sujet: Terre qui flambe est l'un des plus beaux films de Murnau, et il est aujourd'hui très compliqué à voir. Il faut que ça change.

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Published by François Massarelli - dans Friedrich Wilhelm Murnau Muet 1922