En arrivant à la UFA, Murnau fait face à la possibilité de sceller une fois pour toutes sa place de premier rang dans le cinéma Allemand, et il revient de loin... Produit par le minuscule studio Prana Films, son Nosferatu est à la limite du cinéma amateur, dans son pedigree sinon dans son style (on en est même loin!) et beaucoup de ses films ont été tournés grâce à des mécènes ou pour des compagnies moribondes. Arrivé à la firme la plus prestigieuse du pays, et l'une des plus importantes en Europe il va consacrer ses efforts sur trois films, tous mettant en scène la plus grande vedette du cinéma Allemand d'alors, Emil Jannings. Chaque film l'occupera un an, et si les styles de chacune des trois histoires et le "genre" choisi diffère, les apports techniques de cette triplette magique seront énormes, menant tout droit à une carrière à Hollywood, et à Sunrise... Cela étant dit, ce "Dernier des hommes" est un film paradoxal, un objet à deux faces, une sorte de classique officiel et obligé, à la Citizen Kane et un vestige du passé qui peut éventuellement être d'un abord difficile... C'est aussi une oeuvre dont la beauté est essentiellement formelle.
Côté face, le film porte la marque de ce que Carl Mayer avait appelé le "Kammerspiel", expérimentant sur deux films (Scherben, de Lupu Pick en 1922, et Sylvester -film perdu- du même l'année suivante) des drames intériorisés, narrés sans intertitres. Le film de Murnau allait donc porter cette idée à son apogée, réussissant à prouver qu'on pouvait se passer de ces encombrants textes, ou éventuellement les traiter comme de l'image. Cette histoire de vieux portier d'hôtel fier de son image et de prestige, qui est relégué aux toilettes à cause de son age, et qui ne supporte pas l'humiliation, au point de voler son ancien uniforme pour ne pas perdre la face en son domicile, est entièrement racontée de façon inventive par les images seules. Murnau et son chef-opérateur Karl Freund ont libéré la caméra de ses chaines, d'une façon spectaculaire, sans jamais perdre en lisibilité. Le film est une prouesse constante, montrant la maîtrise d'un cinéma total dont le metteur en scène faisait preuve à ce moment...
Côté pile, le film souffre un peu aujourd'hui d'être justement cette prouesse technique, et manque de coeur, un reproche que je ferais à d'autres films de Murnau en Allemagne du reste, Faust en tête. Sans pour autant se désintéresser du vieil homme interprété par Jannings, on a le sentiment que l'humour du film (Et il n'en manque pas) joue un peu contre lui... Et cette situation, quoique inspirée de façon évidente (et non officielle) par Le manteau de Gogol (Murnau n'en était pas à sa première adaptation pirate, décidément...), est particulièrement Germanique, liée à ce prestige de l'uniforme incarné par le vieux portier...
Le film souffre aussi de son épilogue, bien sur, ce qui est souvent relevé. Le portier et un homme qui a sympathisé avec lui quand il était au fond du trou sont devenus riches, et dans le même hôtel, festoient à s'en éclater la panse... Qu'il y ait un happy end ne me gène en rien, mais qu'il faille 14 minutes pour voir deux hommes satisfaits après avoir été dans les tréfonds de la tristesse, manger, se rengorger de leur soudain attrait auprès de ceux qui auparavant les méprisaient, c'est excessif, et ça gâche le film. N'allons pas jusqu'à en accuser "les producteurs", air connu, je doute que les décideurs de la UFA aient pu imposer quoi que ce soit à leur nouveau poulain en 1924... Par ailleurs il est intéressant de constater que si le metteur en scène allait intégrer à son style les intertitres "animés" (Voir Sunrise à ce propos), il n'allait pas pour autant réitérer l'expérience de ce Letzte Mann... Non, décidément, ce film est un jalon essentiel du muet, une grande date d'un point de vue technique, mais aussi un film devant lequel on peu parfois s'impatienter un brin, contrairement à Sunrise qui conserve son pouvoir de fascination intact... Sur votre serviteur en tout cas.