Le cinquième film de Dreyer est aussi le premier de ses deux films muets Allemands. Bien que Danois, le réalisateur ne se cantonnait à cette époque jamais à son pays, allant au gré des propositions de studio en studio, en totale liberté souvent. Mais ce film rare, perdu puis retrouvé et restauré est d'autant plus intéressant qu'il nous montre une facette bien connue, honteuse de l'histoire de la Russie, mais rarement montrée au cinéma; à plus forte raison à cette époque troublée qu'était les années 20: l'utilisation par les autorités de tous les clichés antisémites afin de désigner un bouc émissaire et éviter une révolte... Jusqu'au massacre s'il le faut. Les acteurs ont été recrutés par Dreyer de tous les côtés: acteurs de théâtre expatriés depuis Moscou avec la troupe Stanislavski, figurants amateurs issus pour beaucoup de l'émigration Juive (Dont certains ont d'ailleurs vécu les évènements dont il est question), mais aussi acteurs Allemands ou Danois (on reconnait le fidèle Johannes Meyer). Le film bénéficie d'un réalisme parfois sordide, et de tournage dans des endroits aussi authentiques que possible.
On fait la connaissance de la famille Juive Segal, en particulier de la fille Hanne-Liebe, dont l'arrivée à l'école Othodoxe est tolérée, mais elle sera exclue à cause de ragots colportés par un voisin sur elle et son ami Sascha. Elle décide, pour échapper à un mariage arrangé, de prendre le chemin de St Petersbourg pour y vivre chez son frère, qui a fait le choix de se convertir au Christianisme à la fin de ses études, mais c'est un choix qu'il regrette, ayant du en plus couper les ponts avec sa famille. Parallèlement, nous suivons aussi Sascha, dont les sympathies politiques vont le pousser à s'associer avec des anarchistes qui sont le jouet d'un agitateur, Rylowitsch, qui va trahir la cause pour travailler avec la police tsariste: c'est lui qui va dénoncer Sascha, mais aussi Hanne-Liebe, et qui va ensuite se rendre dans le ghetto et pousser les Russes à se venger sur les Juifs, alors que de leur coté les Segal pleurent leur mère récemment décédée...
On se perd un peu dans le début d'une intrigue qui multiplie les propositions, mais le film est vite passionnant, par le ton résolument réaliste d'abord, par la force de ses acteurs ensuite; comme toujours chez Dreyer il faut considérer l'action sur deux plans: le plan physique, strictement vécu de l'intrigue, et une dimension spirituelle et morale, explorée à travers les quelques passerelles entre les différentes communautés, mais aussi et surtout, hélas, à travers les manifestations explicites (Et violentes) d'intolérance à l'égard des Juifs. On y parle de sacrements, de prière, avec un arrière-plan documentaire qui a par exemple souvent fait reculer le cinéma Américain... Et les spécificités, les croyances (L'impureté du porc, par exemple) y sont utilisées sans pour autant qu'il y ait une quelconque ironie. Le mécanisme d'un pogrom y est détaillé de façon rare là encore, depuis une entrevue entre une espionne et le chef de la police, jusqu'à la concrétisation par le biais du bouche à oreille, et enfin la manifestation de haine, avec des images qui sont sans ambiguité. Pour résumer, on pourrait les comparer au déchaînement de violence représenté par le massacre de la St-Barthélémy, vu dans Intolerance (1916) de Griffith, mais en pire... Le film fait sans aucune équivoque, non le procès de l'église orthodoxe, mais celui de l'intolérance, de la haine et de la bêtise, la marque ici d'un authentique humaniste, intéressé par l'exploration de l'âme et de la morale humaine face à la religion, comme il l'avait déjà fait dans l'intrigant Pages arrachées du livre de Satan, et comme il allait le refaire dans son chef d'oeuvre de 1928, La passion de Jeanne d'Arc. Dreyer, qui allait toute sa vie faire preuve d'une grande tolérance religieuse, n'a pourtant jamais été aussi explicite que dans ce film, un précurseur particulièrement fascinant dont le titre Français est encore plus direct: Aimez-vous les uns les autres.