Au commencement, il y a un projet, que certains présentent comme celui de Lubitsch, même si on voit mal le grand Ernst s'aventurer en terre gothique, alors qu'il est plutôt à la Fox pour apporter une touche de comédie sophistiquée au studio de Darryl F. Zanuck qui en manque cruellement. D'ailleurs, en 1944, l'adaptation de The keys of the Kingdom, de A.J. Cronin, a encore ajouté au prestige du studio, et à cette époque tout le monde a encore en mémoire le doublé de Ford, prestige littéraire accompagné d'un évident prestige cinématographique, The grapes of wrath, suivi de How green was my valley. Pas le même type de livres, mais deux Ford de la plus belle eau. Mankiewicz a travaillé aux cotés de Nunnally Johnson à l'adaptation du roman de Cronin, et espérait sans doute en être nommé à la réalisation, mais celle-ci a été confiée au vétéran John Stahl, qui se partageait les tâches les plus nobles avec les autres "vieux", Ford et King, à la Fox en cette période. Donc de fil en aiguille, le premier job de réalisation de Joe Mankiewicz a fini par être ce Dragonwyck adapté d'un roman qui ne cache pas vraiment ses dettes: Jane Eyre et Rebecca sont passé par là...
Dragonwyck conte l'histoire de Miranda Wells (Gene Tierney), une habitante du Connecticut en 1944, dont les parents sont Anglo-Saxons, et assez rigoristes... surtout le père, interprété par Walter Huston. La famille reçoit une lettre d'une relation éloignée, le riche propriétaire Nicholas Van Ryn, qui demande à ce qu'une de ses cousines (Miranda ou sa soeur Tibby) vienne jusqu'à Dragonwyck, sa demeure, pour veiller à l'éducation de sa fille Katryn. C'est Miranda, plutôt motivée, qui est choisie, et elle arrive donc à Dragonwyck, New York, sur les bords de l'Hudson, ou de bien sinistres choses vont se passer, et ou Miranda ne va pas tarder à tomber sous la coupe de l'inquiétant Nicholas Van Ryn (Vincent Price)...
La mise en scène de Mankiewicz est déjà très en place dans ce film dont il a aussi écrit le scénario. Maintenant, si on a quelqu'un
qui a force de fréquenter les plateaux est doté d'une solide métier (il est dans le circuit depuis 1929, et a été un producteur actif et important notamment à la MGM), le film brille surtout par
ses scènes dialoguées, sans haut fait d'armes, mais superbement troussées. Le mystère de Dragonwyck, qui en fait l'essence gothique et aurait pu faire dévier le film vers le fantastique, reste un
peu le parent pauvre, parfois amené par la musique, et les décors. Les scènes de fantôme sont volontairement laissées non résolues, même si la bande-son leur donne une certaine véracité (On
raconte qu'un fantôme hante Dragonwyck, et se manifeste par de la musique et du chant, que seuls les Van Ryn entendent. C'est un fait: seuls Katryn et NIchola peuvent entendre, mais
nous aussi...). de fait, l'épisode est plus du pittoresque qu'autre chose. La mise en scène reste décidément bien sage à cet égard. de plus, la présence de Gene Tierney, que Mankiewicz
n'estimait pas du tout en tant qu'actrice, alourdit un peu le tout. Soyons juste, elle a fait bien mieux en d'autres circonstances, et... Mankiewicz aussi! Du reste, on se consolera avec la
première interprétation cinématographique de premier plan du grand Vincent Price en cousin louche et jaloux de se prérogatives ancestrales, relayé par tout un pays. Il est génial...
Grandeur et folie, les deux ingrédients Shakespeariens qui se mélangent souvent chez Mankiewicz, sont déjà là, à travers le personnage de Nicholas Van Ryn, qui nous rappelle qu'à l'Est des Etats-Unis, certains territoires ont été longtemps des héritiers de l'Europe; la mainmise Hollandaise sur l'état de New York a mené à l'existence non seulement d'une véritable aristocratie, dépendant largement d'un système de quasi-servage local. ici, cette intrigue politico-économique sert à montrer Nicholas Van Ryn comme un roitelet local, craint et sujet parfois à des petites révoltes de "ses" fermiers. Mais cette situation trouve un écho dans la folie de Van Ryn, qui pousse l'identification à un monarque jusqu'à faire peser ses mariages sur la condition d'avoir un fils. Il a même trouvé un moyen, gothique bien sur, de se débarrasser de ses épouses si elles ont trahi (c'est-à-dire si elles lui ont donné une fille, comme Johanna, ou si l'enfant est mort-né...). Sa folie culmine dans une scène de mort digne de Shakespeare, dans laquelle Vincent Price, mais cela ne sera pas étonnant, est absolument royal...
A l'opposé de van Ryn, se trouvent d'autres révélateurs du personnage, qui lui sont opposé sen tout: le rigoureux et religieux père de Miranda, qui clame l'importance d'une farouche indépendance à l'opposé d'un van Ryn qui aime à rêgner sur ses sujets. Walter Huston est parfois souligné comme un homme du passé, par son épouse lorsqu'un mariage se profile à l'horizon, et même par un gamin qui lui apporte une lettre... Mais il fera partie du camp des triomphateurs à la fin du film, comme si l'Amérique en perpétuel devenir faisait son choix parmi ses conservatismes. Egalement opposée à van Ryn, le personnage de la bonne incarnée par la fabuleuse jessica tandy, avec un accent Irlandais et une jambe boîteuse, se fait critiquer violemment par le très aristocrate Nicholas, qui la considère comme une dégénérée à cause de sa jambe. Elle est elle aussi très shakespearienne, incarnant un soutien fidèle à Miranda, une oppostition presque comique à Van Ryn, qui lui fait peur, et commente l'action, comme le fera Thelma Ritter dans A letter to three wives...
Un dernier mot, pour ajouter qu'il est toujours intéressant de constater à quel point la différence Est-Ouest aux Etats-Unis peut avoir de l'importance, en matière de fantastique. le courant gothique, avec ses vieilles demeures, ses fantômes et ses malédictions ancestrales, est quand même représenté dans le cinéma Américain, par ce film (Aussi timide soit-il en la matière) et d'autres (Y compris relativement récent: Sleepy Hollow, de Tim Burton, est un exemple flagrant, situé en ce même état de New York, avec ses Hollandais). Plus près de nous, M. Night Shyamalan a situé ses bizarres contes morbides, The sixth sense en tête, à Philadelphie... Mais le fantastique Californien est beaucoup plus tributaire de ses serial killers, voire de soudaines conditions climatiques, voire de fuite radioactive, etc... un rappel que les Etats-Unis sont un mélange de civilisations, et que le cinéma Américain est un reflet de la diversité sous toutes ses coutures. Un rappel aussi que si Joseph L.Mankiewicz est un peu un pur produit de Hollywood, la façon dont il commence sa carrière le situe d'emblée dans une sophistication très peu Hollywoodienne, pétrie de culture Européenne classique, comme on le reverra, et déjà très distinctive.