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Le dernier film de Stanley Kubrick a, comme chacun sait, été battu à plate couture par l'annonce de la mort du maître. Ce qu'on a retenu cette année là, c'est moins le film, pourtant sorti après 12 années d'absence sur les écrans, que la fin du règne étrange d'un cinéaste qui finissait par symboliser l'exigence, la maniaquerie et l'essence même du cinéma: un regard personnel et intransigeant, unique, et particulièrement jaloux de son indépendance. En mourant avant de sortir son film, Kubrick l'a plus ou moins condamné sur deux plans: d'une part, on sait à quel point il lui importait de contrôler le devenir de chaque film, depuis l'écriture jusqu'aux salles, allant jusqu'à en superviser les reprises, et bien sûr ne reculant même pas devant la suppression pure et simple de A clockwork orange lorsque la polémique sur la prétendue influence du film sur des groupes de jeunes casseurs faisait rage; d'autre part, l'auteur prenait le risque de s'aventurer en un terrain miné à l'imagerie ultra-codifiée, et laissait se débrouiller tout seul une oeuvre complexe, peut-être pas totalement achevée, et qui allait sans doute rater sa "cible", à une époque où le marketing cinématographique a pris le pas sur l'artisanat.
Car si un film de Kubrick a été vendu sur un malentendu c'est bien celui-ci; la plupart des rumeurs qui couraient durant le tournage ont laissé des traces: on prétendait qu'il s'agissait d'un film de sexe explicite sur un vrai couple de stars (Nicole Kidman et Tom Cruise) qui s'aimaient devant les caméras; on s'attendait à ce que le film soit un thriller érotique définitif, de la même façon que le film de science-fiction trouvait une sorte d'accomplissement ultime avec 2001, a space odyssey. C'était compter sans le style, les préoccupations, et la froideur de Kubrick, ceci dit sans aucune méchanceté: on sait que le metteur en scène ne tournait pas à chaud, loin de là, préparant au millimètre près chaque plan. Au final, on a le contraire absolu de ce qu'on attendait, un film qui utilise en effet des codes érotiques (ou supposés tels), qui parle de sexualité, fournit une dose abondante de nudité, mais parle essentiellement de l'impossibilité de succomber au vice, et le fait en prime avec un humour qui semble avoir échappé au plus grand nombre. Et pour couronner le tout, la polémique née aux Etats-Unis, autour du choix contestable de la Warner de cacher la plupart des corps nus qui s'agitaient dans des poses et des positions sans équivoque au cours d'une orgie bien étrange, a probablement condamné le film à être incompris: il s'agissait, on s'en rappelle, de rendre le film accessible à un plus grand nombre, ou de le censurer en en édulcorant les provocations. Sauf que pour toute personne un tant soit peu sensée (ou Européenne...) qui voit la séquence de cette fameuse orgie aujourd'hui et en constate l'insoutenable froideur, pour ne pas dire le ridicule calculé, le fait est que ces manipulations posthumes, dont je ne crois pas une seule seconde que Kubrick les aurait approuvées, changent brutalement le sens de la séquence, la transformant en un téléfilm érotique tel qu'on peut en voir tardivement sur les chaines de télévision. En plaçant des silhouettes numériques entre le spectateur et les figures gauches et froides de couples qui s'adonnent à un rituel sexuel dénué de la moindre beauté, on a codifié de façon salace ce qui était principalement une agression du spectateur - et du personnage principal, bien sur.
Le point de vue, dans le film, est celui du docteur William Harford. Je suis le premier à le dire, Tom Cruise est souvent un acteur abominable, histrionique, intense y compris pour montrer son personnage faisant cuire des coquillettes; pourtant, la méthode Kubrick a du bon, qui fait refaire à un acteur la même chose un tel nombre de fois qu'il n'a plus aucun contrôle sur son jeu. Ici, Harford garde ce côté vaguement irritant, nerveux et inapproprié de Cruise, mais il devient en fait aussi déplacé que son personnage doit l'être: inadéquat, paumé, et victime soit de l'impossibilité d'aller au bout de sa frustration, de ses fantasmes, soit d'une manipulation extrême. Tout commence au retour d'une soirée très huppée, au cours de laquelle le jeune docteur laisse sa femme le temps d'une intervention éclair à l'étage: son ami Victor Ziegler (Sidney Pollack), qui avait amené Mandy (Julienne Davis), une jeune prostituée et passait du bon temps avec elle pendant la soirée qu'il organisait, faisait appel à William pour examiner la jeune femme qui venait de faire une overdose d'héroïne. Alice, son épouse, avait pendant ce temps laissé un homme (Sky Du Mont) flirter avec elle. A la maison, le jeune couple va donc parler des événements de la soirée (William laissant de côté son intervention professionnelle, dont il avait promis qu'il n'en parlerait à personne), et Alice va révéler qu'elle a, un jour, eu l'impulsion de le quitter pour un homme, un fantasme presque, prête à tout lâcher, leur vie, leur mariage, leur enfant, ne serait-ce que pour une nuit. Bill, appelé à intervenir chez un de ses patients qui vient de décéder, s'embarque pour une nuit étrange, durant laquelle il va subir la tentation de l'adultère, avant de la rechercher. Mais s'il ne commettra rien au final, l'expérience le changera pourtant de façon profonde.
Harford va donc recueillir chez son patient décédé la confidence inattendue et embarrassante de la fille de celui-ci, Marion (Marie Richardson), qui va lui avouer son amour fou pour lui (Alors qu'elle est sur le point de se marier avec son fiancé); il va ensuite rencontrer une jeune prostituée, Domino (Vanessa Shaw) qui va le séduire, avant qu'il ne décide de rentrer chez lui - ce qu'il ne fera pas, préférant flâner dans les rues de New York, et entrer sur une impulsion dans un club de jazz où son vieil ami le pianiste Nick Nightingale (Todd Field) joue. Celui-ci lui parle d'un endroit mythique ou une soirée costumée hallucinante va se dérouler, et Bill décide d'y faire un tour, passant d'abord par une boutique de location de costumes, où il assiste à une scène étrange entre le commerçant, Milich (Rade Serbedzija) et sa fille (Leelee Sobieski), qu'il vient de surprendre à demi-nue avec deux hommes d'âge mur... Il se rend ensuite à la fête, mais celle-ci ressemble plus à une cérémonie rituelle et sectaire qu'à une orgie. Durant le déroulement, il est reconnu, et amené devant un attroupement des participants; une jeune femme, qui l'a repéré, l'avait prévenu de partir, mais il avait décidé de rester, fasciné. L'assemblée semble prête à le mettre à mort, mais la jeune femme se sacrifie pour lui. Le lendemain, rentré chez lui, il tente de faire sens des événements de la nuit, et s'aperçoit vite qu'il est suivi. Il tente aussi de contacter Domino, dont il apprend par sa colocataire qu'elle vient de recevoir les résultats d'un test sanguin: elle est séropositive; enfin, il apprend la mort d'overdose d'une jeune femme, Amanda: cette jeune héroïnomane est-elle "Mandy", la fille qu'il a sauvée chez Ziegler, et est-elle liée à la jeune femme "sacrifiée" lors de l'orgie rituelle? Enfin, pourquoi, au terme de cette nouvelle journée, voit-il auprès de son épouse endormie le masque qu'il avait oublié lors de la cérémonie étrange?
Cette dernière question n'a pas de réponse, mais elle a une conséquence: William va confesser ses égarements à son épouse, ce qui aura pour effet de restaurer la confiance après ces simulacres d'envies adultères, dont aucune, je le répète, n'a abouti. La conversation, interrompue trente-six heures plus tôt, reprend, et le couple va pouvoir repartir sur de nouvelles bases, préparer Noël, et incidemment, à l'initiative d'Alice, reprendre une vie sexuelle bien malmenée... Mais le film n'a pas résolu les autres questions du spectateur. Ainsi, Ziegler était bien de son propre aveu un membre de la fameuse orgie, mais qui sont les individus masqués qui prennent prétexte d'un rite sexuel pour s'arroger le droit de vie et de mort (ou du moins peut-on le croire, puisque deux personnes semblent en avoir fait les frais: la jeune femme retrouvée morte le lendemain, et le pianiste Nick, dont Ziegler dit qu'il est 'retourné à Seattle', mais Bill en doute)? Ziegler l'a-t-il manipulé après l'orgie, lui faisant croire que la façon dont Bill avait été congédié était juste une façon de lui faire peur afin de protéger l'anonymat des participants à la soirée, ou avant, de manière à pousser Nick à prévenir Bill de l'orgie, pour l'amener à y participer? La présence du masque chez Bill à la fin laisse entendre qu'Alice peut avoir été mise au courant par Ziegler par exemple, mais pourrait-elle avoir comploté afin de tester Bill? D'autres questions plus éparses surviennent aussi, confirmant le côté puzzle du film et son caractère de jeu de pistes inépuisable: au début du film, Bill croise le pianiste Nick Nightingale à la soirée chez Ziegler, mais les deux anciens amis ont à peine eu le temps d'échanger quelques mots que Nick est appelé un peu froidement à se rendre ailleurs, par un domestique. Lorsqu'on sait qu'à ce moment précis Ziegler est sans doute en pleine rencontre avec une prostituée à l'étage, se pourrait-il que Nick soit lui aussi appelé à participer aux festivités? Et tant qu'on y est, on peut quand même noter que cette fameuse soirée durant laquelle tout commence est une bien étrange sauterie: Ziegler y néglige ses invités pour une petite partie fine à l'étage, Bill y est accosté par des top-models entreprenantes, et Alice a l'occasion de défendre sa fidélité contre un vieux séducteur très sûr de lui. S'agit-il seulement d'une soirée mondaine?
Une chose est sure: Bill Harford, au début du film, est confronté professionnellement à des opportunités (Marion, la jeune femme dont le père vient de mourir, se jette sur lui); à la fête chez Ziegler, il passe d'ailleurs des bras accueillants de deux jeunes femmes prêtes à lui faire subir tout le kama-sutra en tandem, à l'intervention auprès d'une prostituée, dont le corps dévoilé est particulièrement impressionnant; il va ensuite être confronté à beaucoup de nudité, depuis ses clientes jusqu'à la visite de Mandy à la morgue, en passant bien sûr par les corps de jeunes femmes dont le visage est caché par un masque au cours du rituel. A côté de cet érotisme ambiant, froid et jamais totalement déconnecté de son aspect professionnel, ou de la froideur émotionnelle qui en tient lieu, le réalisateur a souvent demandé à Nicole Kidman de donner une alternative plus sereine, plus quotidienne à cette nudité glacée: elle s'habille, se déshabille, s'observe dans le miroir, et la fameuse scène de la dispute, située après que le couple ait partagé un joint, est jouée par l'actrice en sous-vêtements, avec un haut transparent. Cette nudité plus chaleureuse, plus accessible, trahit aussi une certaine habitude, et de fait il faut une injonction d'Alice à la toute fin du film ("We need to do something: Fuck") pour que Bill se décide... Le problème est donc qu'il semble coincé à l'écart de toute sensualité, pas assez impliqué auprès de son épouse, et virtuellement incapable d'accomplir un adultère tant la fatalité lui met des bâtons dans les roues. Les aspects codifiés, froids et effrayants de la fameuse soirée contrastent donc avec le flirt presque tendre subi par Alice, qui a bu trop de champagne, à la soirée de Ziegler qui ouvre le film... Bill, lui, est inapte à recevoir les impulsions qui le traversent autrement que comme une agression, et il est gauche en tout y compris lorsque la colocataire de Domino lui fait des avances, et qu'il s'enhardit, ce sera plus ridicule qu'autre chose. Cette inaptitude à la sensualité est le grain de sable de ce film, le dernier d'une longue série, qui chez Kubrick évaluent la façon dont un système peut se gripper à cause d'un petit rien, un pas grand chose; un ordre inattendu pour lâcher une bombe (Dr Strangelove), la prise du pouvoir par une intelligence artificielle (2001), où l'irruption dans le parcours d'un homme ambitieux et froid de l'adversité émotionnelle du fils de son épouse (Barry Lyndon)...
Et puis le récit de Schnitzler ainsi adapté ne s'appelle-t-il pas Traumnovelle? Soit le roman du rêve... Le rêve, rendu possible aussi par le biais du passage de l'autre côté grâce à un joint (Il faudrait sans doute un produit particulièrement fort, mais passons!)... C'est peu probable, d'autant que le rêve en question déborde à plusieurs reprises sur la réalité. Mais ce film, tourné comme d'habitude en Angleterre en studio, laisse aussi l'impression très nette d'être volontairement à côté de la plaque. C'est une habitude chez le metteur en scène, qui a déjà reconstitué un Vietnam rarement convaincant dans Full metal jacket. Ici, il a fait construire des rues de New York, qui trahissent partiellement leur présence en studio, laissant vaguement échapper l'impression de faux. On n'est de fait jamais dans le réalisme, mais plutôt dans une espèce d'univers fait aux contours des complexes de Bil Harford, qui à deux reprises va faire exactement le même parcours: une première fois dans le cadre de sa soirée improvisée de débauche inassouvie, une deuxième fois pour recomposer la nuit, en tester la véracité, et chaque élément en sera pourtant déplacé: Nick a disparu, Domino est partie chez le docteur, sa colocataire est entreprenante, mais parle de séropositivité, et enfin Marion ne répond pas au téléphone, c'est son fiancé qui s'en charge... Comme dans un rêve les chances d'accomplissement s'éloignent, on débouche immanquablement sur la frustration.
Le film est visuellement très riche, et repose manifestement sur une collaboration impressionnante entre le réalisateur et ses stars. Faisant mentir sa réputation de contrôleur maniaque, Kubrick a même accepté des suggestions de Nicole Kidman, qui souhaitait une certaine chanson de Chris Isaak pour se mettre à l'aise lors de séquences de nudité; la scène obtenue, d'ailleurs difficile à placer dans la continuité, sera choisie pour faire office de teaser sur le film... Le reste de la musique se conforme aux habitudes de Kubrick, qui fait appel à du classique établi, avec un mouvement de la Jazz suite de Chostakovitch, des bribes de piano de Ligeti (Déjà convoqué sur 2001, et dont la partition ici glaçante fait peser tout le poids du monde sur une seule note de piano, plus agressive à elle seule que tous les violons de la musique de Psycho par Bernard Hermann) et un grand nombre d'éléments utilisé à la fois pour leur aspects approprié et le commentaire ironique qu'ils permettent: les standards de Broadway interprétés sans aucune âme, et entendus à la soirée chez Ziegler, par exemple, sont des chansons d'amour, mais Alice et Bill sont loin de danser ensemble. On sait que Kubrick a eu des soucis d'interprétation, au point de virer Harvey Keitel, mais rien n'en transpire dans un film à la perfection glacée, au rythme volontairement lent, qui une fois de plus fascine ou irrite, prenant le parti de questionner la sexualité à une époque où elle déborde de partout, mais codifiée, formatée; il fait un film sur un être qui ne s'y refuse pas, mais ne parvient pas à s'y reconnaître... Il questionne aussi la présence inattendue d'une quasi-secte dans la vie de la nuit, une secte qui pourrait bien ici être dangereuse, et créer des ennuis à un personnage joué par Tom Cruise: il semblerait que celui-ci ait été tenté à cette époque de quitter la Scientologie, cet aspect n'est sans doute pas innocent. Mais un autre aspect pour finir relie Eyes Wide Shut à d'autres oeuvres: ce film est une preuve de plus de la réflexion acerbe de Kubrick sur l'échec de la sexualité masculine. Un échec qui vient après l'asservissement de la femme (A clockwork Orange, Spartacus, Dr Strangelove), et la tentative pure et simple de meurtre (The shining). Ici, l'échec total de Bill Harford est d'autant plus pathétique, que c'est son épouse qui doit le remettre sur le droit chemin, avec ce sublime dernier mot du dernier film de Kubrick: Fuck. Un film qui vaut bien plus que sa réputation, bien sûr: phrase galvaudée, mais que voulez-vous: il semble que pour bien des commentateurs, Eyes wide shut soit pour Kubrick une sorte de Tintin et les Picaros avec du cul. Ils ont tort, évidemment...
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