Ce film d'espionnage est donc le dernier du contrat Fox de Mankiewicz. On l'a vu, le metteur en scène a bâti avec ces 11 films un ensemble solide et qui dépasse l'impression de la simple éxécution d'une tâche; on est face à une oeuvre cohérente, dans laquelle le réalisateur-scénariste-dialoguiste a su dire ce qu'il avait à dire, avec esprit, savoir-faire, et en se pliant toutefois à des obligations qui venaient du studio, entendre par là de Darryl F. Zanuck. C'est à nouveau celui-ci qui est à la base de ce nouveau film, même si le producteur crédité est le plus malléable Otto Lang. Zanuck souhaite en effet que le studio sorte un film du très curieux livre consacré à une affaire d'espionnage en Turquie durant la guerre; il envisage à nouveau un film partiellement documentaire, en encourageant l'envoi d'une équipe sur place, et le producteur sera responsable du très curieux titre; là ou le script initial, tel qu'il arrive sur les bureaux de la Fox, est celui d'un film qui s'appelle Operation Cicero (Comme le livre de base, du reste), Zanuck décide de faire son superstitieux et considère qu'après des films comme Call northside 777 (1948), de Henry Hathaway, le fait d'avoir des chiffres dans un titre est une garantie de succès. Pourquoi Five fingers? sans doute pour souligner la maitrise de l'espion dont il est question...
Mankiewicz n'était
pas le metteur en scène initialement pressenti; ce devait être Henry Hathaway, alors expert ès fims noirs (Et d'ailleurs à ce titre réalisateur de Call Northside 777, avec james
Stewart). Il est impossible d'imaginer ce que Hathaway aurait fait de ce film, mais de toute façon, Mankiewicz, bien que non crédité, a repris le script et surtout les dialogues, et ça se sent...
James Mason, pour sa première incursion dans l'oeuvre de Mankiewicz, incarne donc Diello, un valet de l'ambassade Britannique en Turquie (Pays neutre durant la seconde guerre mondiale), qui
photographie des documents secrets et les vend ensuite aux Allemands, afin de se préparer une retraite dorée à Rio de Janeiro. Il est assisté d'une Française noble et désargentée,
la comtesse Staviska (Danielle Darrieux), dont il fut le domestique, et dont il est amoureux, et très vite, le bruit des fuites va se répandre, entrainant la venue de Colin Travers (Michael
Rennie), un agent Britannique qui doit retrouver la source des indiscrétions...
Moyszisch, interprété par Oskar Karlweis, est un personnage fascinant dans ce film: en effet, il est un attaché de l'ambassade Allemande, par lequel les transactions entre Diello, surnommé "Cicero" par les Allemands, et les Nazis s'effectuent; mais plus encore, il est supposé être l'auteur du livre, ce que souligne d'ailleurs un prologue du film; néanmoins, le rôle de "narrateur" est plutôt dévolu à une voix off brusque et anonyme, le pauvre Moyszisch apparaissant comme un personnage maladroit et gauche, à des années lumières de la position de narrateur omniscient des films de Mankiewicz. c'est dire si ce dernier a repris le script de michael Wilson... Entre ses mains, ce qui aurait pu être un film noir assez classique, avec ses scènes d'espionnage, devient un jeu de dupes, une série de manipulations dans lesquelles tout le monde peut à un moment ou l'autre prétendre jouer le premier rôle; Mankiewicz s'est par exemple gardé de donner aux nazis la position de faire-valoirs sytématiques; pour un Moyszisch, effectivement, on a des nazis plus brillants, notamment Von papen, un personnage aperçu dès la première scène, homme raffiné et qui baille devant Wagner; il commente un coup de téléphone à propos de l'espion, et s'étonne que Ribbentrop ait entendu parler de Cicéron, le romain, pas l'espion; il agit en dandy, cultivé, et presque humain. De leurs côtés, les Britanniques ne sont pas à proprement parler très glorieux, mais de toute façon, tout ce petit monde pâlit à coté de Diello.
James Mason apporte son indéfinissblae Britannicité à ce film, dans lequel il incarne le manipulateur en chef. On est donc chez mankiewicz, qui livre sur son personnage principal les
informations au compte-goutte; la première fois qu'on le voit, il a l'air d'un aventurier, qui prend presque Moyszisch en ôtage, afin de le convaincre de se porter acquéreur de ses petits
secrets. son retour à l'embassade se fait devant un spectateur incrédule, et on le voit ensuite sans effort adopter la posture du valet... Dans ce jeu de manipulation et de pouvoir, bien sur,
James Mason est à la fête, et Mankiewicz aussi, qui tisse une toile faite de dialogues trompeurs et de suspense. Tout le monde pense manipuler tout le monde, et bien sur toute personne manipulée
trouve un protagoniste qui sera, au final, plus fort que lui, ou elle. La façon dont Diello se fait ainsi rouler dans la farine par la comtesse est un bonheur rare, mais celle-ci sera rattrappée
par le destin... Un peu à la façon dont Addie Ross verra tous ses plans tomber à l'eau dans A letter to three wives.
Mankiewicz, qui aura tendance à l'avenir (C'est d'ailleurs ce que lui reprochera James Mason lui-même) à privilégier le texte sur l'image, est ici un brillant réalisateur de thriller; on se rappelle qu'il a fait ses classes à la Fox en étudiant les possibilités des genres, et on retrouve ici le subtil mélange entre des plans d'extérieurs documentaires tournés à Ankara et Isamboul (Une fois de plus, Mankiewicz a insisté pour aller les filmer lui-même, en profitant pour rencontrer certains protagniqtes de l'anecdote historique), et les nmbreuses scènes d'intérieur. On voit ici aussi éclore le talent très particulier de Bernard Herrmann pour le film noir, avec ces extravagantes pièces supposées accompagner les allers et retours des protagonistes, mais dont le musicien fait des commentaires ambigus; là ou d'autres compositeurs auraient privilégié des motifs plus simples, Herrmann réalise un ensemble de mélodies jouées par les cordes, dont les ambiances sont systématuquement partagées entre légèreté et des plus inquiétantes menaces. Il accompagne la scène de suspense durant laquelle Diello doit photographier des documents alors que le temps presse, d'une musique qui accentue à l'évidence l'inquiétude ressentie par le personnage, et par le spectateur, ainsi rendu complice d'une machination contre le monde libre... On retrouvera cette association entre Herrmann et un metteur en scène, tous deux au service de thrillers, dans la collaboration avec Hitchcock, mais en attendant, certains des aspects de la partition de ce film renvoient à Psycho...
Les points de vue dans ce film, je l'ai dit, évitent d'être trop manichéens, et Diello est en effet un espion pour les nazis; mais ce n'est pas un nazi! Au contraire, il insiste pour
se faire payer en Livres, et s'en justifie auprès de Von Richter, en lui disant qu'il ne croit pas en la victoire de l'Allemagne nazie. Il se veut neutre, n'est au service que de lui-même, et
rejoint une autre apatride aux circonvolutions louches, la comtesse Staviska. la façon dont Danielle Darrieux la joue la situe plutot entre midinette et vamp, un brin vulgaire, j'ai peine à
croire que cette femme soit la source de tant de fascinations (en gros, tout le monde parle tout le temps d'elle, y compris lorsqu'elle a disparu de l'écran corps et bien!), et son jeu de
regards, sensé interpréter l'ambiguité, fait pâle figure aux cotés de James Mason... les Nazis ont été finalement plus soignés, certains restant jovialement caricaturaux, (Von Richter, sommé de
se déchausser pour une mission dans une mosquée, dont la caméra souligne un trou disgracieux dans une chaussette), poussant le film vers un parfum de comédie que n'aurait pas renié Lubitsch...
Quant aux Britanniques, disons qu'il est évident qu'ils n'ont pas du tout intéressé le metteur en scène.
Le film est un kaléidscope fascinant pour les admirateurs de Mankiewicz; moins abouti que ses deux chefs d'oeuvre (All about Eve et A letter to three wives), moins sublime que The Ghost and Mrs Muir, pour citer les trois films les plus courus de cette période Fox, Five Fingers est une fois de plus un extravagant mélange assez original de dialogues acides et de savoir-faire hollywoodiens au service d'une très belle manipulation dont le spectateur ne fait finalement pas trop les frais, une façon plus qu'élégante de finir un contrat, avant une étape Shakespearienne...