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Peu de temps après la première guerre mondiale, trois escrocs faux-monnayeurs (Maude George, Mae Busch, Erich Von Stroheim) tentent d’escroquer un couple Américain en villégiature à Monaco (Rudolph Christans, Patti Dupont), mais les appétits insatiables en termes d’argent et de sexe de l’un d’entre eux, le comte (?) Karamzin (Stroheim), font joyeusement capoter toute l’affaire qui se termine dans le drame, le conflit et, en ce qui le concerne, les égouts...
Billy Wilder appelait « Petits cailloux » ces petites touches qu’il saupoudrait sur le développement d’un film dans le but d’amener le spectateur vers une certaine direction. Le nom est bien sûr une référence au Petit Poucet. Si aujourd'hui c’est, à l’imitation de Wilder, de Hitchcock et des autres classiques une tendance établie de nombreux films, le premier à raffiner systématiquement le recours à ces balises de sens aura justement été Stroheim.
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Certes, avant lui Griffith s’inscrivait dans la durée, dans la résonance, mais basait le rapport entre son public et ces petites indications sur les personnages sur des intertitres: un exemple, dans Orphans of the Storm: la première vision de Jacques Sans-Oubli, futur juge qui condamnera Lillian Gish à mort, s’accompagne d’une mention sans ambiguïté : « Les Orphelines allaient souvent le rencontrer sur leur route ». Ainsi éclairci, le chemin ne posait plus de problème au public.
DeMille se reposait aussi beaucoup sur les intertitres pour faire passer les transitions les plus hardies. ...Notamment ses fantasmes orgiaques! Avec Stroheim, on assiste à la première tentative de faire passer ces jalons psychologiques dont l’accumulation provoque du sens par l’image seule; et c’est avec Foolish Wives que cette petite révolution prend effet… Rappelons à toutes fins utiles que le film n’est plus que l’ombre de lui-même et que la plupart de ces petites touches ont disparu, jugées redondantes par les monteurs qui ont été chargés de donner au film une durée exploitable.
Mais il en reste: la plus évidente de ces pistes de petits cailloux, c’est l’anecdote du soldat manchot, vu trois fois par Patti Dupont, l’actrice principale: les deux premières fois, il reste de marbre lorsqu'elle perd un manteau, et ne le ramasse pas, à l’indignation généralisée. A la fin elle réalise qu’il a perdu ses deux bras et qu’il est l’un des officiers qui ont permis la victoire des alliés. D'autres touches sont ainsi perdues: il faut dire que Foolish Wives a sérieusement subi des dégradations qui l’ont rendu méconnaissable. J'y reviens plus bas...
Le premier problème a été que ce film a bénéficié d’une publicité basée sur un malentendu : un panneau géant, changé chaque jour, annonçait de façon fantaisiste les sommes englouties lors du tournage, bâtissant du même coup une réputation fort dépensière à son auteur, ce qui allait servir à la fin à lui retirer son film des mains. Il est vrai que Stroheim, encouragé au départ par Laemmle, ne parvenait pas à trouver un point de chute à son grand œuvre. Et c’est donc lors des prises de vues d’une scène cruciale que le tournage s’est arrêté. A la décharge de Thalberg, qui prit la décision, il convient de rappeler que le cinéma Américain était dans la tourmente, suite à divers scandales, en ces années 1921-1922… Stroheim et ses excès faisaient du coup plus peur. Et Irving Thalberg avait justement été engagé par Laemmle pour tempérer ses extravagances...
D'autres problèmes tout aussi gênants se manifestèrent: l’acteur Rudolph Christians est mort, aux deux tiers du tournage et la décision de ne pas le remplacer a conduit Stroheim à des bricolages divers et généralement visibles qui ternissent certaines scènes, et bien sûr les audaces voulues par Stroheim se sont révélées excessives. Dans sa version de 10 bobines, telle qu’elle est (plus ou moins) reconstituée aujourd'hui, Foolish Wives est splendide, mais incomplet: ce ne sera évidemment pas la dernière fois dans la carrière du metteur en scène. Mais compte tenu de ce qui manque, l’absence d’une version plus conforme aux désirs de Stroheim est une tragédie.
La dimension romanesque était dans l’air du temps : Gance finissait La Roue, dont on a pu récemment redécouvrir une impressionnante version en quatre épisodes, qui totalise plus de sept heures… La version de Foolish Wives voulue par Stroheim outrepassait les 5 heures, et on comprend les réticences de la Universal dans la mesure où un tel film s'avérerait inexploitable, mais l’auteur avait inscrit la durée dans ses procédés narratifs, montrant l’évolution de tous ses personnages, montrant leur quotidien (Rituels, bien sûr, habitudes, environnement, mode de vie: qu’on songe dans les images qui restent aux contrastes entre l’hôtel luxueux mais sobre des Américains, la délirante Villa Amoroso, et le bouge du faux monnayeur Ventucci interprété par Cesare Gravina) et inscrivant le spectateur dans cette évolution plutôt que de leur proposer la solution vite fait bien fait par un intertitre.
Parmi les évolutions disparues bien connues aujourd’hui, il y a la fameuse fausse couche subie par le personnage de la jeune épouse, joué par Miss Dupont. Cette anecdote éclaire a posteriori son comportement, et donne un tournant d’autant plus dramatique aux événements. Un aspect disparu aujourd’hui a eu une conséquence inattendue: les trois escrocs joués par Stroheim, Maude George et Mae Busch semblent former un trio dont l’intimité sexuelle ne fait aucun doute: il couche avec les deux, pense-t-on. En réalité, seule Maude George partage ses faveurs avec ses deux associés, ce qui crée des tensions, et justifie certains regards de Busch au début du film. On le voit, ce sont les monteurs de la Universal qui ont fait de Karamzin un vilain fripon, pas Stroheim… Quoique ce dernier a créé le personnage de Maruschka: la bonne, qui a fauté avec l’escroc, est interprétée par Dale Fuller pour sa première collaboration avec l'acteur-metteur en scène. Dans la version longue, elle aussi était enceinte, apportant un contrepoint du type qu’affectionnait Stroheim, et que ses producteurs adoraient charcuter: voir à ce sujet Greed.
Outre cette tentation de montrer en longueur les évolutions et développements de ses personnages, le film est important dans la façon dont il prolonge un thème inhérent à toute l'oeuvre de Stroheim, et que ses films "Européens" montrent particulièrement bien... surtout ses films "Viennois" et assimilés (The Merry-go-round, The Merry Widow, The wedding march, mais aussi Queen Kelly) et Blind husbands, son premier long: la corruption des classes établies de longue date, nobles, bourgeois, lignées royales et impériales, tous gangrénés par le mensonge, les apparences, la fausseté de lignées douteuses.. C'est particulièrement rai quand on considère les trois escrocs qui prétendent tant et si bien être comte, comtesse, voire princesse, qu'on finirait par croire qu'eux aussi se laissent prendre au piège. Mais au vu du pedigree de la plupart des héros du metteur en scène, dans ses autres films, peut-être cette corruption est-elle simplement la marque de ces gens de la "bonne société", et peut-être sont-ils en dépit de leur malhonnêteté, d'authentique extraction noble, après tout: l'un n'empêche pas l'autre. Néanmoins, ironiquement la principale activité qui est la leur reste d'écouler de la fausse monnaie.
Autre thème qui revient comme un écho à Blind husbands (les deux titres d'ailleurs se répondent sans ambiguité): Karamzin, le faux comte, est un homme obsédé de sa masculinité, qui prend du sang de beouf au petit déjeuner, et reste incapable de voir passer une femme sans vouloir l'ajouter à son tableau de chasse, et il se distingue fortement de Mr Hughes, qui s'adresse à son épouse alors qu'il porte un pyjama très moyennement sophistiqué; un homme dont la simplicité et l'aspect direct, franc du collier, passe pour un temps pour un manque total de classe... Mais la masculinité dans la version de Serge Karamzin est non seulement d'une fausseté évidente, elle souffre aussi du fait que le brave "comte " est en fait aux ordres des deux femmes qu'il accompagne...
Enfin, un autre thème récurrent chez l'auteur de Greed reste la proximité traumatisante de la guerre, qui changeait la donne dans le régime Viennois de The merry-go-round: dans le Monte-Carlo de Stroheim, la guerre est omniprésente, par les séquelles qu'elle a laissées derrière elle. Les soldats estropiés, les enfants qui jouent, la présence d'un casque Allemand notamment sur la tête d'un gamin (dont on pourrait se demander comment il se l'est procuré, après tout, Monte-Carlo état quand même bien lointain du front) rappellent que le conflit qui a mis fin à l'ancien monde est encore dans toutes les mémoires... Comme un rappel du fait que le monde qui a vu naître un Karamzin, ou un Lieutenant Von Steuben (Blind Husbands) est désormais totalement détruit... Le feu de la guerre a tout emporté, tout comme les illusions véhiculées par Karamzin disparaîtront dans un incendie qu'il aura lui même indirectement causé en jouant... avec le feu.
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Dans la version disponible, le film est beau, fort, élégant, souvent révolutionnaire... mais tout cet aspect de roman fleuve, cette accumulation de détails et ces touches cruciales (le biographe Richard Koszarski le dit bien: rien n’est gratuit chez Stroheim) ont disparu.
Temps fort, le premier grand film de son auteur, il apporte comme les autres beaucoup: outre la dimension romanesque évoquée plus haut, on voit ici l’auteur intégrer des nouveaux procédés narratifs, mais aussi s’intéresser à la technique: Foolish Wives est le premier film Américain majeur tourné sur pellicule panchromatique, qui restitue les nuances avec plus de fidélité. Stroheim continue à faire jouer ses acteurs comme il l’a fait dès Blind Husbands: à l’économie, réservant le maquillage pour ses actrices.
A ce propos, si Patricia Dupont est désespérément fade, quel bonheur de voir les deux comédiennes du film perdu Devil’s passkey refaire une apparition: leur jeu acide complète admirablement le séducteur faux-jeton et éclaire efficacement le thème traité par Stroheim de l’attraction des apparences. Un aspect important enfin de la mise en scène de Stroheim est évident ici: la façon dont il utilise les foules, les figurants dans les scènes de rue; y compris les scènes plus intimes (La rencontre entre Stroheim et Dupont sur le balcon à l’hôtel, par exemple) dans lesquelles il place dans le champ des vitres ou miroirs sur lesquelles se reflètent des armées de figurants affairés, tous aussi authentiques les uns que les autres. S’il souhaitait montrer à quel point le faux peut être séduisant et donc dangereux, il savait de quoi il parlait: son Monte-Carlo (Ses casinos, ses riches, ses… marais.) est tellement plus beau que le vrai.
Il l'est aujourd'hui d'autant plus que la restauration achevée en 2020 montre aujourd'hui, au moins, ce nous reste du film (pas d'ajout de séquence, il ne faut pas trop en demander) dans toute l'ironique beauté voulue par son metteur en scène, qui tant qu'à montrer la laideur et la corruption de ces braves gens, souhaitait le faireavec style: les couleurs (teintes, virages et pochoirs) qui illuminent les séquences de nuit, mais aussi la superbe séquence d'incendie, sont magnifiquement restituées dans cette version restaurée pour le festival du cinéma muet de San Francisco...
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