Au beau milieu des années 40, l'unique film d'Hitchcock pour la Fox fait partie de deux ensembles bien singuliers: il est avec Rope (1948) un défi formel particulièrement affirmé, et forme avec Foreign Correspondent (1940), Saboteur (1942), Bon Voyage & Aventure Malgache (1944) un groupe de films qui participent à l'effort de guerre, officiel ou non. Il n'a pas coutume à être considéré comme l'un des Hitchcock majeurs, même s'il reste à la fois l'un des plus méconnus et l'un des plus voyants de la période, ce qui n'est pas banal. Néanmoins, à la faveur d'une ressortie en BluRay et DVD chez Masters of Cinema, on se reprend à le réévaluer...
Pour ma part, je considère qu'il s'agit d'un film dont les défauts restent importants, mais dans lequel la maitre a au moins su se poser quelques défis, et a réussi à rendre intéressant ce qui aurait si facilement pu devenir un pensum lourdingue. On connait bien l'argument symbolique, du à John Steinbeck: des passagers et des hommes d'équipage d'un bateau Américain en route pour l'Angleterre qui se fait couler par un U-Boot, trouvent refuge dans un canot de sauvetage. Le U-Boot ayant lui aussi coulé, ils en recueillent un unique rescapé, un homme qui se présente comme ne comprenant pas l'Anglais, et comme un simple marin, et non un officier. Etant le meilleur marin du canot, il prend vite les commandes et va manipuler à sa guise les Américains divisés par leurs préjugés de classe, et leur naïveté...
Pour Hitchcock, l'intérêt premier est bien sur le huis-clos d'un genre particulier, puisqu'on ne quitte jamais le canot; lorsque le générique défile, on voit les conséquences immédiates de l'attaque du U-Boot; lorsque la fin arrive, les passagers vont être sauvés, cela ne fait aucun doute. Tout le film se déroule donc dans le cadre de la fragile embarcation où on pris place les protagonistes. On a surtout, au sujet de cette figure imposée par le metteur en scène, évoqué sa participation, en rappelant qu'il est représenté en silhouette sur une publicité imprimée sur le dos d'un journal consulté par l'un des passagers...
Mais faut-il le rappeler, le film se déroule entièrement autour des passagers d'un canot de sauvetage et à ce titre, c'est un tour de force, bien sûr: Hitchcock a excellé à trouver les angles de prises de vues, variant les approches des conversations et autres conciliabules, évitant autant que possible le champ/contrechamp, donnant corps aussi bien aux relations privilégiées entre tel et tel personnage, qu'au groupe ou à l'isolement d'un homme ou d'une femme. Mais le film n'est pas qu'un tour de passe-passe formel, c'est aussi une charge symbolique...
Pour commencer, les protagonistes sont tous clairement définis, dès l'exposition, qui se charge de nous les faire découvrir les uns après les autres, et se clôt sur le seul qui aura des surprises à nous réserver: Willi, le marin Allemand, nazi et manipulateur, joué par Walter Slezak.
Tallulah Bankhead joue ici le rôle de Constance Porter, une journaliste de la presse bourgeoise, jalouse de sa réussite. John Hodiak joue Kovac, un mécanicien du bateau, dont les sympathies communistes supposées vont le pousser à prendre généralement le contrepied de la précédente, même s'ils finiront dans les bras l'un de l'autre. Un copain du précédent, Gus, est joué par William Bendix; il est lui aussi instinctivement poussé à se méfier de Willi, même s'il ne maitrise pas les tenants et aboutissants idéologiques. Un problème à sa jambe poussera les autres occupants du bateau à préconiser une amputation... qui sera effectuée par Willi. Stanley "Sparks" Garrett, un autre marin (Hume Cronyn) a de l'expérience en matière de naufrages... Il est aussi assez fataliste, mais surtout foncièrement humaniste. Il se rapproche de Alice Mackenzie (Mary Anderson), une infirmière qui va se dévouer durant le voyage. Parfois volontairement à l'écart, le garçon de bar noir, Joe (Canada Lee), prendra très mal le fait qu'on fasse à un moment appel à ses talents de pickpocket, qui le renvoient à son passé, mais aussi sa condition sociale et "raciale". Enfin, si on excepte une jeune femme mère d'un enfant noyé, qui se suicide très tôt dans le film (Heather Angel), le dernier des Américains est un passager, le milliardaire Rittenhouse (Henry Hull): les conversations entre le brave entrepreneur naïf et le mécanicien remonté ramènent à la lutte des classes, sous l'oeil gourmand du nazi manipulateur.
On le voit, les portées symboliques de chaque protagoniste sont savamment calculées. De fait, cela est un des défauts du film, cette dimension idéologique qui prend parfois un peu trop de place, même si les frontières ne vont pas tarder à sauter. Mais ce qui a pu réjouir Hitchcock, c'est que le méchant est fantastique. Sympathique, de fait, mais nazi jusqu'au bout des yeux. Il est à la fois le garant d'une propagande anti-nazie bien assumée par le film, mais aussi un reflet des propres préoccupations du metteur en scène, comme Sebastian dans Notorious, il est un nazi certes, mais aussi un homme aux aspects séduisants. Plus fort que Sebastian, même, il est à un moment traité de surhomme par les passagers... L'intrigue du film est basée sur les conflits entre Kovac, Gus d'un coté, et Rittenhouse et Porter de l'autre, ne sont pas d'accord sur le sort à réserver au marin Allemand: le recueillir, ou le jeter par dessus bord. A la fin du film, lorsqu'un autre marin Allemand se retrouve à demander asile, le conflit repart de plus belle. D'une certaine manière, Hitchcock montre les mécanismes, nous avertit de la duplicité du nazi, mais ne démontre rien, ni ne nous oblige à le suivre sur une quelconque pente idéologique. Ce qui explique sans doute que ce film marqué par les années de guerre n'ait éveillé par la suite que des commentaires formels de sa part. Une façon comme une autre pour le metteur en scène de se détacher du contenu...
Sans être fascinant, le film est suffisamment gonflé et réussi pour éveiller notre attention aujourd'hui. Moins réussi que tant d'autres films, il est quand même un film prenant dans lequel le talent d'Hitchcock pour peindre les humains en danger est une fois de plus mis en valeur, pour 97 minutes d'émotion sans pause. ...Excusez du peu.