En Europe, donc, Michael Curtiz s'appelait Mihaly Kertesz. Passé en Autriche en 1919, le cinéaste Hongrois est vite devenu à jeu égal avec Alexander Korda le plus important cinéaste de son pays, mais la principale difficulté rencontrée par les deux hommes et par le producteur Sascha Kolowrat sera d'exister dans une Europe dominée par les cinémas Français et Italiens, pour un temps, puis par les Allemands et dans une moindre mesure les Suédois. la concurrence était rude, et bien sur l'agressivité conquérante du cinéma américain créait un défi de plus, dont on verra que Curtiz a essayé de le relever...
Voici donc un apercu des 9 films muets de Curtiz que j'ai pu voir; un Hongrois, 7 Autrichiens ou Allemands, et un Américain... Tous ou presque sont des mélodrames, et beaucoup sont centrés sur un personnage féminin, joué par Lucy Doraine, Lily Marishka, Maria Corda ou Lily Damita. peu de ces film dépassent le cadre du film "important pour des raisons historiques", mais leur ensemble est, au moins, une source de curiosité pour qui s'intéresse aux débuts d'une oeuvre qui, dans son versant Américain, sera un apport essentiel du 20e siècle.
JON AZ OCSEM(1919)
Ce court film de propagande se met au service d'une idéologie socialisante dans laquelle on a du mal à reconnaitre le cinéaste, mais il est vrai qu'il était le plus en vue des réalisateurs Hongrois, et qu'il devait sans doute déja songer à l'exil. Les troubles politiques, et les changements de régime nombreux dans cette période chaotique suite à la débâcle, vont pousser le jeune réalisateur à son premier exil.
Le film est donc à prendre comme un exercice de style, le plus ancien qui nous soit abordable. le jeu des lumières et de l'ombre, et le goût pour la représentation de la nuit ne doivent pas nous tromper, si les personnages s'enflamment pour des idées, des idéaux, le metteur en scène est déjà ce pessimiste invétéré que nous connaissons si bien grâce à sa période Américaine.
WEGE DES SCHRECKENS/LABYRINTH DES GRAUENS (1921)
Cet incroyable mélodrame développe un rapport troublant avec son époque: situé dans un contexte moderne et urbain, il joue sur les moyens de transport (Voiture et train notamment), et nous présente des personnages en fuite permanente. Les péripéties, exagérées et grandioses, sont un flirt poussé avec le baroque.Le film n'est pas sans défauts, et Lucy Doraine, Madame Kertesz à l'époque, est insupportable. Mais dans ce film dominé par la vitesse, l'accumulation de drames (train enflammé, crime, tricherie, prostitution...) tourne toujours autour de l'héroïne, et nous sommes devant le premier d'un ensemble de films centrés sur une femme.
Un film excitant, pour moi le meilleur film muet de son auteur...
SODOM UND GOMORRHA(1922)
Enorme production dans laquelle la Sascha Films a mis tous ses espoirs, le film est à la fois le principal classique muet de son auteur, et un monument poussiéreux et bien encombrant. Lucy Doraine y interprètre une jeune bourgeoise dont les turpitudes font tourner toutes les têtes, notamment celles de deux futurs acteurs Américains, Michael Varkonyi et Walter Slezak. la production louche sur le faste DeMillien, dont certaines péripéties, et les flash-backs symbolico-bibliques sont bien sur un démarquage sans honte ni remords. ce film a été l'une des deux raisons pour lesquelles la warner a fait venir Curtiz aux Etats-Unis...
DER JUNGE MEDARDUS(1923)
1812: Un jeune Autrichien (Michael Varkonyi) décide de tuer Napoléon. Sa mission devient difficile lorsqu'il est pris entre le sens du devoir et du sacrifice, et les scrupules, la culpabilité (Tuer un homme) et la peur des conséquences: culpabilité, justice, sens de l'histoire. un autre film pesant, plus austère que le précédent, avec un intérêt pour nous, qui connaissons ce thème souvent présent dans les films de Curtiz de 1935 à 1945, de la difficulté à s'engager.
DIE LAWINE(1923)
Retour au mélodrame, retour au mouvement. ce film est un petit film d'aventures, situé en montagne, un prétexte pour Curtiz qui s'amuse du contraste entre les grands espaces et une petite cabane dans laquelle les héros vivent, souffrent et s'aiment. Un film qui est l'un des meilleurs de sa période muette, pour les mêmes raisons que Labyrinth des Grauens: décérébré, tout en mouvement et en émotions, le film ne s'attarde pas à nous embêter avec des flash-backs bibliques.
DIE SLAVENKöNIGIN(1924)
Plagiat des Dix commandements, dont il semble nous conter les coulisses, ce film est le dernier effort de la Sascha-films pour exister au niveau Européen. Maria Corda y incarne une nouvelle femme ballottée entre les amants et les évènements, et si on s'exaspère devant la pesanteur du film, et le fait qu'il n'est pas à la hauteur du film de DeMille, au moins, on notera une première incursion de Curtiz dans un thème qui sera rare, paradoxalement: l'exil des Juifs. Un élément qui le concernait pourtant au premier chef, lui qui avait fui sa famille pour suivre un cirque, puis avait embrassé la carrière d'acteur et de cinéaste avant de fuir son pays. il s'apprêtait d'ailleurs à fuir l'Autriche.
"L'esclave reine " est aussi le second film qui a déterminé les gens de la Warner a le faire venir...
DAS SPIELZEUG VON PARIS (1925)
Arrivé en allemagne, il tourne, avec Lily Damita, un petit mélodrame dans lequel une jeune vedette tourne la tête d'un certain nombre de membres de l'élite Parisienne. on voit bien, dans cette nouvelle co-production, la mise en oeuvre d'une tentative de création d'un film Européen: Equipe Autrichienne, vedette et sujet Français, capitaux et moyens techniques Allemands. La tentative fera long feu, mais il y aura d'autres essais.
Le film est très soigné visuellement, ce qui ne nous surprend pas. Pour le reste, c'est sans intérêt, et Lili Damita n'est pas une grande actrice...
FIAKER N°XIII (1926)
Meilleur que son prédecesseur, et tourné dans les mêmes circonstances, le film tourne plus autour du mélodrame classique et tire-larmes, tout en développant une intrigue liée au milieu du spectacle. Lily Damita y est meilleure, et on soupçonne l'amour naissant du metteur en scène qui l'aurait incité à préter, une fois n'est pas coutume, plus d'attention aux acteurs. Cet honnête mélo, histoire d'enfant trouvée, d'adoption, de père retrouvé est donc le dernier film Européen de Curtiz.
NOAH'S ARK (1928)
Le "DeMille Autrichien" a fait ses gammes de 1926 à 1928, le temps que se monte cette production. Sorti trop tard, à l'époque du parlant, ce film est de toute façon un ratage, une histoire symbolique, d'un genre auquel DeMille lui-même ne touhchait plus en 1928. dans cet ahurissant mélange (Scènes parlées dans un film muet, histoire contemporaine appuyée par des séquences bibliques) on voit bien ce qui fait l'essence du cinéma du jeune Curtiz: il tourne ce qu'on lui donne à tourner, y trouvant ou non son intérêt, mais fait de l'image à tout prix. un cinéma donc de l'émotion, de la séquence, dans lequel l'élément humain est balloté, maltraité. Bien sur, on le sait, la légende honteuse de ce film fait de Curtiz un fou dangereux, responsable d'un nombre mal défini mais hélas réaliste de morts de figurants. Une étrange façon de prendre congé du cinéma muet, que ce film qui est mal fichu, mais condidéré comme un classique... On peut se rassurer en imaginant que la version intégrale sans doute perdue était plus cohérente, mais j'en doute fort. En même temps, ce film raté qui fut un échec reste symboliquement un bon moyen de clore une période de la vie d'un cinéaste marquée par le baroque, l'énorme, la grandiloquence, au moment-clé ou un nouveau type de cinéma, moins ambitieux, allant à l'essentiel, plus proche des gens va commencer à exister, dont paradoxalement le hautain Michael Curtiz sera l'un des plus intéressants artistes durant le début des années 30.
Un autre Curtiz Américain de la période aurait survécu, The third degree. Cétait son deuxième film Américain, tourné en 1926, et ce serait, selon les témoins, un excellent petit film policier. En attendant de le voir, on va pouvoir maintenant s'amuser à fouiller dans la période excitante des films pré-codes de Michael curtiz, probablement ses meilleures années.
...à suivre.