Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 juin 2012 6 02 /06 /juin /2012 07:51

Le propos de la Warner avec ce film était sans doute de donner de la hauteur au mélodrame en racontant aussi méthodiquement une affaire de justice. Le film est sorti après Fury (Fritz Lang, 1936) dont il n’y a que peu de chance qu’on ait eu envie de le copier, puisque il n’a pas eu un grand succès ; They Won’t forget, de LeRoy, est venu plus tard, et a été l’objet de plus d’attentions de la part de la firme: Claude Rains était une étoile montante, et George Brent dans ce film de Curtiz est plutôt sur le déclin, sans compter qu’il n’est pas omniprésent à l’écran: Mountain justice est dominé par Josephine Hutchinson, une actrice capable, mais dont la carrière n’a pas provoqué de raz-de-marée public. Ce drame noirissime chez les hillbillies était donc un film B, mais cela n’a pas empêché Curtiz de s’intéresser particulièrement au film, et en bon contrebandier, de faire passer pas mal de choses par les chemins détournés qui le caractérisent.

Ce n’est pas tant l’intrigue dans son ensemble qui a intéressé le metteur en scène : une jeune femme éduquée habitant les Appalaches avec sa famille, soucieuse de faire avancer les choses en poussant les habitants arriérés à laisser la médecine s’intéresser à eux, rencontre un jeune avocat qui, manque de chance, est précisément venu pour un procès dans lequel le fruste et brutal père de l’héroïne va être condamné. Il s’ensuivra une aggravation des rapports entre la jeune femme et son père, un ressentiment très fort entre celui-ci et l’avocat qui l’a fait condamner, et une haine de plus en plus forte des habitants pour la jeune femme, identifiée comme une influence extérieure… Cela ira jusqu’à la violence et la mort, et au-delà.

La désintégration d’une famille en proie à des passions d’autant plus fortes qu’il s’agit d’un choc de civilisations plus que d’un conflit de générations, la capacité de résistance de l’obscurantisme, le jusqu’au-boutisme de l’extrémisme des gens locaux, et la lente montée de l’horreur sont les choses qui ont intéressé Curtiz ici, plus que le coté didactique, ficelé qu’aurait eu un film de procès. Fury avait à cœur de démontrer le mécanisme des mouvements de foule, et d’inscrire cette démonstration dans une fable amoureusement contée par un maître, qui culminait dans une scène de procès, convoquant la morale de la société et la confrontant à une morale plus élevée, qu’elle soit humaine ou religieuse. They won’t forget sera lui aussi, avec talent d’ailleurs, un film de procès, dont les coups de théâtre s’inscrivent (Pour autant que mes souvenirs lointains du film me permettent de vraiment m’en souvenir !) dans une logique de suspense judiciaire. Le film de Curtiz évite soigneusement de s’appesantir sur les procès, qui sont les moments durant lesquels George Brent peut faire sortir son talent, disons pas vraiment spectaculaire. Non, le principal intérêt du film, c'est l’évolution du calvaire de Ruth Harkins, dont la première scène fait pourtant une héroïne à la Blood: assistante du médecin local (Guy Kibbee) qui vient de procéder à un accouchement, elle est vue, et son volontarisme avec, avec autant de méfiance que le docteur lorsqu’elle tente de persuader les gens de faire appel à des moyens plus modernes pour leur communauté; on est naturellement surpris lorsque l’on voit cette jeune femme éduquée, qui tranche sur les gens locaux rentrer chez son père, et celui-ci va dominer le film de toute la force de la menace qu’il représente : terrorisant ses filles par la sécheresse de sa communication, intervenant en meute pour empêcher sa fille de fréquenter un étranger à la foire, rentrant chez lui après la prison pour voir une maison décorée avec un peu de frivolité par ses filles et sa femme, et commençant à tout casser méthodiquement avant de corriger sa fille aînée dans une scène d’une violence qui rappelle en plus ironique (Mais oui) Broken blossoms (David Wark Griffith, 1919): Curtiz a recours à des silhouettes et des ombres, et cadre d’une caméra en position basse un napperon sur le mur, seule décoration autorisée dans ce foyer traditionnel, sur lequel est écrit Tu aimeras ton père et ta mère

Les épisodes situés en dehors de l’environnement fruste des montagnes sont réduits à l’essentiel, Curtiz ne situant qu’une scène en extérieurs dans les épisodes New-Yorkais, une promenade à Central Park qui sert vraisemblablement de fausse piste. Après l’épisode, le retour au pays sera ultra-violent, avec des suggestions d’infanticide et un parricide patenté. Les ombres, ces acteurs que Curtiz préférait dans de nombreux films, sont ici déchainées : il ne s’agit pas seulement de signer son film à la façon de Hitchcock, ce qu’il faisait en se livrant à une petite scène d’ombres chinoises dans tous ses films ou presque, mais d’étendre le cadre de ce qu’il peut montrer en suggérant ce qu’il ne peut pas filmer (Les scènes de violence, l’accouchement) en profitant d’une certaine économie de moyens (Contrairement à un Borzage qui réclamait manifestement des décors à fenêtres, Curtiz les suggérait par des ombres. C’est souvent le cas dans ce film) et par-dessus le marché Curtiz situe le gros du film dans la nuit, dans des masures montagnardes sombres qui ré-haussent le coté glauque de l’histoire.

Si on cherche les seconds rôles Curtiziens dans cette sombre histoire, on sera servi, mais l’histoire d’amour boiteuse entre Guy Kibbee (cet acteur est très attachant) et l’admirable Margaret Hamilton sert autant de bouche-trou sans intérêt que de comic relief à la Ford. Du reste, ces deux personnages permettent quand même d’humaniser un peu les montagnes par leur bonté et leur soutien à l’héroïne. Mais une surprise de taille, lors du deuxième procès, est réservée par une jeune actrice (Marcia Mae Jones) qui a un cri du cœur, inattendu et d’autant plus fort que la situation de sa sœur, Ruth, est arrivée à un paroxysme dramatique. Autant dire que le film va loin, et que Curtiz, typiquement, va sans doute plus loin que ne l’avaient prévu les producteurs, qui n’ont pas du s’impliquer de façon très importante dans ce film ; lui, si: cet histoire d’exil forcé (D’un état vers l’autre, mais Ruth aime ses montagnes, elle le dit à George Brent dans une très jolie scène diurne) , accompli dans la violence et le renoncement à la liberté élémentaire (Y compris avec la bénédiction des autorités, bienveillantes en ces années Roosevelt telles que les représente la Warner), ne peut que lui ressembler. Et on ne me fera pas croire que la fin soit un happy-end, pour Curtiz, comme pour son héroïne : Ruth Harkins, à la fin du film, condamnée à ne jamais revenir afin de rester libre, erre entre deux mondes, comme décidément beaucoup de héros de Michael Curtiz.

 

Partager cet article
Repost0
Published by François Massarelli - dans Michael Curtiz Noir