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19 janvier 2013 6 19 /01 /janvier /2013 18:01

Tourné après le succès de Nosferatu, Phantom est un pas de géant pour F. W. Murnau: un film très ambitieux, qui adapte pour une fois de façon officielle un succès contemporain, paru en feuilleton dans le Berliner Illustrierte Zeitung et écrit par Gerhart Hauptmann. Il conte l'obsession criminelle d'un homme, née d'une rencontre fortuite avec une femme, et qui va pratiquement le perdre... Le film fait partie des oeuvres tournées pour la Decla d'Erich Pommer, comme précédemment Schloss Vogelöd ou Der Brennende Acker, et qui vont mener le metteur en scène comme le producteur à travailler pour la UFA quelques années après. Ce qui est remarquable dans ce film, le plus long de son auteur, c'est la façon dont il ajoute à son arc (Mise en scène constamment inventive sur le plan visuel, gout pour les plans riches en action et en défis visuels, jeu intériorisé mis en valeur par le décor et la composition...) une nouvelle corde: un soudain intérêt pour le montage, qu'on ne lui connaissait que peu. Phantom est aussi une introduction du cinéma allemand à la psychanalyse, comme Caligari avant lui, et si ce n'est pas le plus emballant des aspects du film, c'est au moins notable. La liste des interprètes est impressionnante, puisqu'on trouve dans ce film, outre le premier rôle interprété par Alfred Abel, trois actrices de premier plan dans des rôles de femmes bien différentes les unes des autres: Lya de Putti, Lil Dagover et Aud-Egede Nissen. la photographie est assurée par le vétéran Danois Axel Graatkjaer et un illustre inconnu, Theophan Ouchakoff. Par contre le scénario est signé d'une sommité: rien moins que Thea Von Harbou, qui avait déja travaillé avec le metteur en scène sur Der Brennende Acker...

 

Lorenz Lubota (Alfred abel) est un clerc sans histoire, dont la mère malade a bien du mal à joindre les deux bouts. Elle a un autre fils, le jeune Hugo (Heinz Heinrich Von Twardowski), et une fille, Melanie (Aud-Egede Nissen); celle-ci, intéressée par une vie dissolue, désespère sa mère. Un jour que Lorenz se rend au travail, il a un accident, renversé par un véhicule à cheval. Une fois qu'elle a constaté que le jeune homme n'a rien, la conductrice (Lya de Putti) repart, mais Lorenz la poursuit: il vient de tomber amoureux, et n'aura de cesse de tout faire pour la revoir, et surtout accéder à son niveau: elle est riche, pas lui... Il va entamer une descente aux enfers, et en particulier négliger puis perdre son travail, puis l'estime et la confiance de sa famille, puis fréquenter une jeune femme (Dont il paie la mère...) qui s'avère être un portrait craché de Veronika, la femme de ses rêveries. Enfin, il va participer à des escroqueries organisées par un ami de sa soeur, pour soutirer de l'argent à sa tante...

 

L'intrigue de ce film est bien difficile à raconter, tant on passe d'une vie bien réglée à un tumulte souvent onirique: Lubota perd littéralement la tête d'amour, au point d'ailleurs de vivre des rêves éveillés. Sa rencontre avec Veronika sera "revécue" de trois façons, par des visions que le metteur en scène nous fait partager, en les variant: la première est une parodie de film à la Caligari, avec ville expressioniste; la deuxième est une cauchemardesque virée au noir, avec l'attelage de Veronika poursuivi par le pauvre Lubota. Enfin, un court plan nous montre le vrai Lubota dans les rues médiévales de sa ville, renversé par une carriole imaginaire qui passe en surimpression, de dos. A ces visions qui accompagnent la déterioration de son héros, Murnau ajoute une séquence floue et lente dans laquelle Lubota s'imagine se marier avec Veronika, ainsi que des effets visuels effectués non seulement par la caméra, mais aussi par le truchement des décors, dus à Hermann Warm: Lors d'une soirée en boite de nuit, Lubota et Mellitta (Le double de Veronika) son entourés de motifs circulaires; un cycliste tourne inlassablement au plafond, comme pour suggérer la folie de Lorenz; enfin, un tête à tête entre eux les voit soudain s'enfoncer dans le décor, comme pour accompagner la descente aux enfers. A tous ces plans de folie on peut se demander s'il ne conviendrait pas d'ajouter les séquences qui voient Lubota fricoter avec Melitta, qui ne croise jamais les autres protagonistes du film. Le sosie parfait (Physiquement, parce que sinon, c'est une autre paire de manches...) de la jeune femme riche de ses rêves, ne l'a-t-il pas inventée?

 

La névrose de Lubota est un oubli de soi, une fuite en avant plus que délirante, dans laquelle l'argent devient le nerf de la folie et de la débauche; principale source d'échange entre Lubota et Mellitta, les liasses toujours plus grandes que Lorenz donne à sa maîtresse ou la mère de celle-ci, nous rappellent que l'Allemagne est en pleine inflation. Mais la maladie de Lubota est aussi une crise d'inspiration chez un homme qui s'est cru poête, et ne parvient pas à fournir. Il finit par admettre, à une tante qui a cru brièvement en son talent, qu'il n'estime pas en avoir du tout, et ne parviendra jamais à quoi que ce soit. Cette remise en question peut bien sur être accompagnée d'une réflexion sur l'impuissance (Cette obsession de courir après une jeune femme, notamment, et les nombreux revirements de Lubota qui semble incapable d'assumer le moindre acte jusqu'au bout, depuis son travail jusqu'à sa poésie, en passant par la cour qu'il se promet de tenter auprès de Veronika...). Et en filigrane, à travers les trois (Ou quatre, voir plus haut) personnages de jeunes femmes du film, se glisse une variation sur la complexité des rapports hommes-femmes, qui prolonge celle de Terre qui flambe, dans lequel un homme s'abîmait dans l'ambition en utilisant l'amour qu'il inspirait chez les femmes... Mellitta la prostituée, Veronika la bourgeoise hautaine, Melanie la jeune femme éprise de plaisirs et de vie simple sont complétées par Marie (Lil Dagover), la petite amoureuse vertueuse qui attend en coulisse et repêche le héros pour un happy end de circonstance... Prolongé par un prologue, une structure qu'affectionnaient les Allemands, voir une fois de plus Caligari à ce sujet... Quatre portraits de femmes, pour une difficulté à assumer sa vie, son destin, voire sa virilité pour Lubota.

 

Le film est d'une grande beauté visuelle. une fois de plus on constate que s'il n'est pas son propre chef opérateur, Murnau sait instiller son style, son goût pour le cadre à l'intérieur du cadre (Un trait de style particulièrement remarquable depuis Nosferatu), sa façon d'utiliser les décors et les polonger ou les arranger de manière à obtenir le maximum d'effets. Mais comme je le disais plus haut, ici, il a recours à un montage notable sinon révolutionnaire. Le montage parallèle était en vigueur dans Nosferatu, qui traçait des liens entre Hutter et son épouse Ellen, puis Nosferatu et la jeune femme, et qui nous montrait l'arrivée du vampire en bateau comme une inéluctable destinée à accomplir par les protagonistes qui l'attendaient à Brême; ici, Murnau tisse entre Lubota et les contours de son obsession des liens qui nous sont rendus visibles par le montage, et le cinéaste coupe certaines séquences de plans extérieurs à l'action, toujours en rapport avec les rêveries ou l'amour impossible du jeune homme. Il souligne son montage en utilisant non pas des fondus enchainés, mais plutôt des flous ultra-criants, et va plus loin, dans une séquence entre Mellitta et Lubota, il montre la jeune femme de trois angles différents, sans pour autant répéter son action, comme si Murnau s'était plu à aller chercher dans les trois négatifs d'un tournage: Cette tendance de tourner à plusieurs caméras en même temps, liée à la nécessité d'avoir plusieurs négatifs afin d'alimenter les marchés domesiques, Européens et Américains en copies, n'était pourtant pas encore totalement en vigueur dans les films de Murnau à cette époque. C'est une simple hypothèse de ma part...

 

Le film est visuellement très engageant, réussi même. Les séuences d'effets visuels, qui seront pour certains repris dans le plus prestigieux Dernier des hommes (La séquence durant laquelle Lubota imagine la ville qui s'écroule sur lui, et cherche àla détruire), la richesse d'une histoire un brin cruelle et le jeu des actrices, toutes excellentes, ne doivent toutefois pas nous faire oublier que le choix d'Alfred Abel, trop vieux pour incarner Lubota, jeune homme fantasque, est pour tout dire embarrassante. Et le film, par ailleurs, dresse de la femme une image qui part un peu dans tous les sens, en ajoutant aux trois ou quatre portraits déja mentionnés celui de la mère éplorée et malade, et celui de la tante acâriatre et près de ses sous. Un peu misogyne, globalement, le film vaut quand même la peine par la somme de ses qualités et son incroyable extravagance...

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Published by François Massarelli - dans Friedrich Wilhelm Murnau Muet 1922 **