The pitch o' chance est le premier film de Borzage, et compte tenu du fait que la plupart de ses films d'avant 1920 ont disparu, c'est une sacrée chance de pouvoir en disposer aujourd'hui, et dans une copie complète de surcroît. Ajoutons à cela le fait que le film a été distribué par Mutual, une compagnie qui s'est éteinte en 1919, suite au départ de sa plus grosse vedette, Chaplin bien sur: privés d'un toit, des archives d'une compagnie stable, c'est un miracle qu'on dispose encore de certains de ces films, qui plus est considérés à l'époque comme des produits de consommation courante. C'est que Frank Borzage acteur a fait ses classes chez Thomas Ince, le producteur qui fournissait beaucoup de westerns de qualité à une époque ou le western restait un sous-genre pas très glorieux.
C'est un film qui
reflète une vision assez étrange du western, à la fois mythique et contemporaine: après tout, on peut imaginer que dans certains coins reculés des Etats-Unis, en 1915, ce type de vie précaire et
proche de "la Frontière", cette mythique limite du monde connu, existait encore. Rocky (Borzage) est un joueur invétéré. Un jour, il joue une femme Kate, avec un truand, et remporte la mise,
grâce à une autre femme qui, jalouse de Kate, a triché en la faveur du héros. Flanqué d'une femme certes sauvée des griffes du bandit, mais humiliée et avilie par la transaction, Rocky réalise
bien vite sa faute et lui rend sa liberté, avant qu'une nouvelle confrontation entre les deux hommes ne lui permette de nouveau de conquérir, cette fois légitimement, le coeur de la jeune
femme.
Le décor, fruste et souvent minable, des cabanes, saloons ou autres granges, trahit le coté temporaire, mais aussi les rudes conditions de ce monde en perpétuel mouvement. Le fait que le héros soit un joueur va évidemment dans ce sens, puisque Rocky, immature et cynique, avance en ne faisant que jouer, laissant au hasard le choix pour tout. Si le drame qui se joue est celui de la jeune femme, Borzage va s'ingénier à donner à son héros une transformation assez fascinante pour qui connait le reste de l'oeuvre du metteur en scène... C'est à la lumière d'un feu, alors qu'il se tient debout, que le jeune homme va faire le premier geste digne de son périple, en confiant à la femme qu'il a gagné au jeu ses armes, une première tentative de lui rendre sa liberté. Ensuite, incapable de se lancer dans un geste magnanime, il feint de trouver un nouveau prétexte de jeu pour lui rendre totalement son libre-arbitre: il lui propose de voir lequel d'entre eux arrivera le premier à la ville qu'ils ont quitté la veille. Une fois ce rétablissment d'humanité accordé à la jeune femme, Rocky va devenir la cible du bandit qu'il a humilié, et c'est la jeune femme qui va le sauver...
L'amour naissant dans les pires conditions, la cohabitation forcée, la transformation inattendue d'un être humain, tous ces thèmes apparaissent déja dans ce beau petit film, comme ils apparaitront plus tard dans Seventh Heaven, Lucky Star, A man's castle... Beaucoup de Borzage est déja dans ce premier effort en forme de petit western de rien du tout, avec ses cowboys sales et ivrognes, ses filles de saloon éprises du peu de dignité qui leur reste, et ses campagnes sans attrait. C'est une sacrée surprise, et ça ne donne qu'une seule envie: continuer à explorer l'oeuvre de ce géant du cinéma.