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19 novembre 2017 7 19 /11 /novembre /2017 08:54

Deuxième adaptation de Stanislas-André Steeman parmi les films réalisés par Clouzot, Quai des orfèvres est aussi un film policier qui fait date dans une volonté de réalisme particulièrement marquée, dans les décors, l'interprétation et la peinture de la vie des artistes. Réduire le film à son intrigue policière serait une erreur, Quai des orfèvres est beaucoup plus...

Suite à la sortie du Corbeau et à la marée de soupçons de collaborationnisme qui a suivi la libération, Clouzot s'est vu interdit de tournage, et frappé d'indignité nationale. Il a fallu une patiente campagne des amis du réalisateur pour le faire revenir au premier plan, et ce film en a résulté. On constatera que si le metteur en scène et dialoguiste ne se prive pas de décocher quelques flèches empoisonnées ça et là, et de jouer avec la censure tatillonne, il a accompli un film dans lequel le final est sans ambiguïté un happy end... une façon de conjurer le mauvais sort, de montrer patte blanche? Du reste, le recours à l'adaptation d'un roman de Steeman allait dans ce sens: attendu au tournant, Clouzot utilisait la même méthode que celle qui prévalait pendant la guerre, à savoir le fait de se réfugier derrière un film de genre, pour montrer cette fois qu'il n'était pas un idéologue d'extrême droite. Durant la guerre, le fait de tourner L'assassin habite au 21 était une façon là aussi de contourner les sujets qui fâchent...

Maurice Martineau (Bernard Blier), pianiste, est marié à Jenny Lamour (Suzy Delair), chanteuse. Il est d'autant plus jaloux que la jeune femme a de plus en plus de succès, et ne souhaite pas rester cantonnée au music-hall. La jalousie de Martineau est exacerbée lorsqu'il découvre que son épouse envisage pour avoir plus de publicité encore de travailler avec le vieux Brignon (Charles Dullin), industriel influent et producteur, mais aussi vieux cochon notoirement attiré par les jeunes femmes... Un soir, alors qu'il soupçonne (à raison!) son épouse d'aller chez Brignon en douce, il fait irruption dans le but de le tuer, et découvre l'homme assassiné. En voulant retourner au music-hall, pour parfaire son alibi, il se fait voler sa voiture, et lorsque l'inspecteur Antoine (Louis Jouvet) prend les rênes de l'enquête, il ne tarde pas à s'intéresser au pauvre Martineau...

L'enquête est bien sûr secondaire, mais Clouzot est un perfectionniste, ce qui veut dire qu'il confie clés en mains au public un petit whodunit. Mais le coupable est vite repéré; reste qu'il y a des doutes, pour Antoine d'abord: il se doute vite que Jenny a bien été chez Brignon ce soir là, il lui est très clair que Maurice s'y est rendu également, en dépit des efforts touchants qu'il a déployés pour son alibi; mais Dora (Simone Renant), la photographe amie du couple Martineau, a également fait un tour sur le lieu du crime: Jenny, qui était venue à la villa de Brignon dans le but de signer un contrat, n'a pas supporté les avances du vieux pervers, et s'est débattue; elle est persuadée de l'avoir tué. Dora, afin de rendre un service à Jenny, s'est ensuite rendue à la villa afin de récupérer des objets compromettants qu'elle y avait oublié. on ne saura pas, jusqu'à la fin, qui de cette silhouette de voleur (Robert Dalban), aperçu lors de la cavale de Maurice, ou de Jenny, a tué.

Donc l'enquête n'est qu'une politesse.... Ce qui compte, c'est le reste: la vie qui reprend ses droits après la guerre, et les artistes qui reprennent du service, voilà le sujet de la première séquence, qui commence dans le bureau d'un agent, ou des chansons sont essayées et répétées. Maurice Martineau, qui surveille son épouse du coin de l'oeil, nous permet de comprendre très vite à quel point il est jaloux. La chanson qui est ici entendue sert ensuite de fil rouge à une série de séquences qui détaillent son évolution, de travail du couple (Maurice au piano, Jenny au chant devant son miroir) en répétition avec orchestre, enfin en répétition générale dans un théâtre, pour finir par la création sur scène d'une chanson qui devient immédiatement un triomphe. En quelques plans, Clouzot a établi le milieu des héros, leur fonctionnement, les sentiments torturés de Martineau... Il a aussi établi le petit monde du music-hall, dans lequel il a souhaité transposer le roman (il se déroulait dans les milieux de l'art) car il voulait rendre hommage à l'univers du spectacle, dans lequel il avait passé une grande part de ses années de formation. Mais ce début permet aussi de montrer à travers Jenny Lamour et sa chanson la façon dont le désir façonne les rapports humains: le chansonnier Léo Lapara qui refuse de garder ses mains dans les poches, les artistes qui ne manquent pas une occasion ni un prétexte d'embrasser la jeune femme, Martineau... Et Dora, la photographe. Elle est leur voisine, est présentée comme l'amie d'enfance de Maurice: ils ont grandi ensemble, dit-elle. Mais leurs rapports sont tout sauf chaleureux, ils se vouvoient d'ailleurs, et de l'aveu de Dora quand ils parlent ensemble c'est toujours de Jenny. La scène au cours de laquelle celle-ci chante devant son miroir nous montre Maurice surveillant son épouse, tandis que Dora l'admire en silence. Le seul à repérer l'amour sincère, inconditionnel et sans espoir de la photographe pour Jenny, c'est l'inspecteur Antoine, qui a bien compris la raison pour laquelle Dora a risqué gros pour disculper la jeune chanteuse, mais aussi est prête à s'accuser du crime à sa place. Mais Dora n'est pas seule: une large partie de la première heure du film tourne autour d'un quasi-McGuffin, qui est le corps de Jenny, et le désir qu'elle inspire à Dora, à Martineau, à Brignon, et aussi à tout le personnel masculin du music-hall, ce que Clouzot souligne en multipliant les scènes de coulisses durant lesquelles Suzy Delair s'habille, se déshabille, se pare, telle cette séance de photo en habit un brin suggestif, "et si chaste", dirait Brignon...

Antoine est l'un des meilleurs rôles de Louis Jouvet; ce vieil inspecteur qui a tout vécu, revient des colonies flanqué d'un fils qu'il adore, et est un pragmatique à l'ancienne; il manie la langue avec un esprit permanent, a une intelligence vive, mais n'est en aucun cas un surhomme de la police. Il est habillé avec les moyens du bord, et son allure dégingandée contraste dans une courte scène avec la classe d'un bandit qui vient d'être arrêté (Raymond Bussières), tiré à quatre épingles, et dont une réflexion est sans ambiguïté: il n'aurait pas aimé être flic parce qu'il n'aurait pas aimé être pauvre... Autour de lui, le reste de la police est très réaliste, et on assiste au quotidien de ces hommes, à leur lot, ce qui revient de temps à autre à un sacerdoce, comme lors de cette veillée de Noël au cours de laquelle les affaires doivent continuer. De fait le film justifie pleinement son titre, le quai des orfèvres étant débarrassé de toute tentation glamour; bref, on n'est plus du tout en face de l'inspecteur Venceslas Vorobéïetchik, l'as de L'assassin habite au 21, joué par Pierre Fresnay...

Proche du réalisme, la peinture du vrai monde policier est aussi empreinte d'un grand humanisme, comme Antoine, et se rapproche d'un autre monde qui ne dort jamais, celui du music-hall. A l'exception des numéros de Jenny, le plus souvent captés en répétition, on n'en verra d'ailleurs que les coulisses. La comparaison est inévitable, et Clouzot aura démystifié d'un seul coup deux mondes qui sont pour beaucoup dans les faux semblants du cinéma Français... Sans pour autant les assassiner de son fiel légendaire; ici, les coups sont des petites escarmouches, des fins mots ciselés et réjouissants. Mais si on peut effectivement suivre le chauffeur de taxi anarchiste (Pierre Larquey) qui se plaint des méthodes d'intimidation de la police, on est aussi frappé par l'affection et la solidarité que se témoignent les policiers entre eux, par la sympathie naturelle (et parfois déplacée) manifestée par Antoine à l'égard de tout le petit monde des artistes, parlant comme tout le monde de tout, mais aussi de rien...  Et puis une fois sa journée finie, le policier retourne à son fils, qu'il a "ramené des colonies" ("ça, et le paludisme!"), un petit garçon noir et timide, qui assiste parfois à des interrogatoires musclés en s'endormant comme un bébé, mais reste sans doute l'indice le plus probant de l'humanisme profond de l'inspecteur...

Jouvet est admirable, donc, mais le film est dominé par la prestation extraordinaire de Blier, l'un des plus grands acteurs comme chacun sait; flanqué de son maître Jouvet (Lui même accompagné de son complice Léo Lapara dans un petit rôle, et de son propre mentor Charles Dullin) il n'a pas eu la partie facile, puisqu'il avait en prime Clouzot sur le dos, et comme la légende le rappelle souvent, le metteur en scène n'était rien moins que dictatorial, à plus forte raison s'il fallait exiger des prouesses d'un acteur. Mais le suicide de Martineau, avec sa mise en scène stylisée à rendre jaloux les cadors du film noir (La photo de Armand Thirard est constamment superbe), est illuminée d'un gros plan de Blier hallucinant de réalisme; celui-ci doit d'ailleurs porter un fardeau important sur les épaules, car il est là pour incarner le jaloux, et comme chacun sait en voyant les films de Clouzot, voilà un thème particulièrement important chez ce metteur en scène!

Bref, on est devant un chef d'oeuvre: le cheminement des personnages principaux, la jalousie absurde mais si réelle de Martineau, la reconstitution du Quai des orfèvres, la mise en parallèle des deux mondes, et la création quasi avant-gardiste d'un personnage homosexuel qui n'a rien d'un monstre, finissent par donner au film de Clouzot une place de choix au panthéon du cinéma Français, et à son metteur en scène la place qu'il méritait...

 

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Published by François Massarelli - dans Henri-Georges Clouzot Noir