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Esthète Irlandais et cabochard, Ingram ne pouvait finalement pas s'empêcher d'attribuer la vertu au beau et le vice au laid; on a des exemples de cette tendance dans le très mouvementé quatrième acte de ce beau film, première adaptation d'un roman de Rafael Sabatini dont George Sidney fera en 1952 un film de cape et d'épée entrainant et joyeux, avec Stewart Granger... Mais qui est finalement fort éloigné de cet imposant long métrage muet de dix bobines situé en pleine Révolution Française, sans doute le film le plus massif d'Ingram après ses Quatre cavaliers de 1921... Depuis le succès duquel le réalisateur a eu le temps de découvrir un nouveau jeune premier, Ramon Novarro, qui compose un excellent héros pour ce film. André Moreau est un jeune étudiant en droit, devenu fraichement avocat, qui revenant au pays est témoin de deux scènes qui vont le choquer très profondément: d'une part, un pauvre homme, surpris à braconner sur les terres du Marquis de la Tour d'Azyr (Lewis Stone), est ramené chez lui mourant, exécuté par les hommes du marquis; ensuite, lorsque l'ami d'André, Philipe de Vilmorin (Otto Matieson) dit son fait au noble qui assiste lui aussi à la scène, le marquis le tue froidement, étant la meilleure lame du royaume. Cherchant de l'aide auprès de sa famille, André essaie de mobiliser son parrain, Quintin de Kercadiou (Lloyd Ingraham), qui refuse de tenter quoi que ce soit contre le Marquis; puis il essaie, à nouveau en vain, d'en référer aux autorités. C'est alors qu'il prend conscience que le seul moyen de prendre efficacement des mesures contre l'injustice, c'est de lutter politiquement, mais cela ne lui apporte que des ennuis... Il en vient donc à se cacher, poursuivi par les troupes du roi, dans une compagnie théâtrale, à laquelle il va fournir de robustes succès, dont une pièce qu'il intitule Figaro-Scaramouche. C'est à ce titre qu'un soir, il voir face à lui dans le public, sa fiancée Aline de Kercadiou (Alice Terry), la protectrice de celle-ci, Thérèse de Plougastel (Julia Swayne Gordon), en compagnie de son ennemi juré le Marquis... Devenu Monsieur X, l'acteur, André se rend compte qu'il va falloir pousser la révolte un peu plus loin...
Ingram n'est évidemment pas un pro-révolutionnaire acharné, son protestantisme pro-Anglais (il est d'origine Irlandaise, certes, mais du camp Orangiste) ne le poussant pas à épouser une autre vision que celle partagée par le Hollywood de l'époque, coincé entre l'exaltation de la Révolution en ayant en tête celle de 1776 dont ils sont finalement les héritiers, et une tendance à freiner devant l'expression violente d'un changement populaire, telle qu'elle venait de s'exprimer en Russie. C'est dire si on est finalement dans un terrain déja parcouru par exemple par Griffith pour son Orphans of the storm (1921), qui montrait une révolution nécessaire, qui dégénérait en boucherie sous l'influence de l'odieux Robespiere, d'ailleurs nommément traité de "Bolchevique" par un intertitre. Mais Ingram, contrairement à Griffith, ne donnait pas ainsi son opinion aussi simplement, c'est la construction de ce film qui nous donne cette vision bien dans la ligne: un premier acte centré sur les efforts d'André pour essayer de faire triompher la justice, et venger son ami. La noblesse y est bien du coté des tortionnaires, incarnée en particulier par le Marquis; un deuxième qui le voit se cacher dans une troupe de théâtre, confronté sous cape à l'évolution de son pays; dans le troisième acte, il redevient André Moreau, est élu député, et décide de contrer la noblesse en adoptant ses propres armes, et il devient ainsi un bretteur redouté, et est de plus en plus populaire. Mais son histoire privée, et compliquée, avec Aline, culmine dans un duel avec le Marquis dont le véritable enjeu est plus la main de la jeune femme qu'autre chose. Enfin, le dernier acte, tumulteux et déchainé, voit Moreau apprendre que certains des nobles contre lesquels il se bat sont de sa famille, et la foule de son coté devient incontrôlable, se livrant à des massacres et des pillages... La seule voie possible, donc est une voie médiane, incarnée dans une scène par andré moreau défendant sa noble de mère et sa fiancée contre une foule hostile en appelant à ce qu'on le reconnaisse, ni noble ni roturier, juste un caractère noble, de basse extraction. Dans le même temps, le marquis devient vraiment noble en se sacrifiant pour sa famille, et le bien commun... Si on est très loin de Griffith dans la réalisation, on constate que la source est donc la même, et finalement les conclusions idéologiques absolument identiques.
Ingram est un grand directeur d'acteurs, qui a su jouer sur tous les tableaux, aussi bien des grandes scènes épiques, dont le souffle impressionnant n'étouffe jamais les personnages, que sur des moments d'intimité. il fait une utilisation fluide du montage, intégrant parfaitement des gros plans dynamiques, et repose beaucoup sur le jeu subtil et en demi-teintes de Alice Terry, Ramon Novarro et Lewis Stone. Ce dernier a la charge d'être le "villain" du film, mais étonne par son humanité, et sa capacité à mettre en particulier les rieurs de son côté dès sa première scène, lorsqu'en passant devant une femme qui lui fait de l'oeil, il se demande si il pourrait bien être le père de l'enfant qu'elle tient dans ses bras... un détail qui a plus d'importance qu'un simple gag, puisque le film possède une intrigue mélodramatique à souhait, avec coups de théâtre liés à de vieux secrets familiaux... Mais au-delà, c'est bien l'esthétique qui prime dans ce film rigoureux: des décors splendides, parfaitement intégrés dans des compositions magistrales; un sens, avec le fidèle chef-opérateur John Seitz, de la lumière, qui prolonge le travail d'un Maurice Tourneur: chaque gros plan d'un acteur est ainsi logiquement inséré dans la structure d'ensemble (Par opposé aux plans symboliques de Griffith), et doté d'un lien avec la lumière: une larme qui brille dans un rayon de soleil dans la scène d'ouverture, les yeux déterminés d'André Moreau dans une scène
dramatique, etc... Ingram, dans des décors superbes, privilégie les lieux d'ombre, ave toujours une ouverture qui diffuse partiellement la magnifique lumière Calfironienne, donnant des images aux nuances riches... Le sens esthétique d'Ingram n'est pas lié qu'à cette tendance à bien composer, on le retrouve aussi dans sa façon de mobiliser des acteurs recrutés pour leur laideur et leur difformité, donnant ainsi aux sans-culottes une trogne et des manières odieuses, dignes de leur réputation... Mais le souffle épique de cette histoire mélodramatique, non pas réaliste, mais intrinsèquement parfaitement cohérente emporte l'adhésion jusqu'au bout, et culmine dans des scènes maitrisées de représentation du chaos, d'une rare violence...
Il ne faut pas chercher la vérité historique dans ce film, qui simplifie la marche de la Révolution en quelques touches efficaces avant de la montrer en déchainement spectaculaire d'une foule qui sent mauvais. Mais des allusions, ça et là, rappellent quand même un peu de vraisemblance, notamment le titre de cette pièce, qui a pour tâche de justifier le titre du film, désormais bien éloigné sans doute du roman initial (Le film de Sidney lui étant certainement plus fidèle, donne le temps à Granger de faire du personnage de Scaramouche qu'André Moreau interprète sur scène un véritable alter ego), mais aussi de rappeler un acte fondateur de la révolution balbutiante, le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Ce qui fait d'André-Louis Moreau, dans sa version interprétée par Ramon Novarro, le véritable précurseur de la révolution Française... Bon, soyons clairs: on ne peut pas prendre ça au sérieux, mais qu'importe? Scaramouche, film magnifique et flamboyant, aussi prenant aujourd'hui qu'à sa sortie en 1923, film rescapé des années 20, reflet d'une période dorée du cinéma Américain, est un souffle qui emporte tout sur son passage, c'est le meilleur des films de Rex Ingram que j'ai vus.