The 39 steps étant la réussite -et le succès- que l'on sait, il est intéressant de voir Hitchcock battre le fer tant qu'il est chaud, avec un film adapté d'un roman de Somerset Maugham qui semble dans la même veine: espionnage, aventure, rebondissements, et étude très poussée du suspense... Comme le précédent, le nouveau film d'Hitchcock se paie en prime le luxe de partir d'une situation légère, avec une intrigue bien dans la ligne du genre choisi par l'auteur, avant de se diriger vers un drame amer, dont le pessimiste metteur en scène fait une réflexion très en avance sur son temps, sur le devoir, le meurtre, et les apparences trompeuses...
1916: Un auteur Britannique en vue (John Gielgud), engagé volontaire, apprend sa soi-disant mort à l'arrivée à Londres. On a décidé de le supprimer, afin de faire de lui l'agent idéal: il s'appelle désormais Richard Ashenden, et a pour première mission de se rendre en Suisse pour y mettre fin aux activités d'un agent Allemand. De cette mission dépend l'issue de la guerre au moyen-orient. Sur place, il est rejoint par un autre agent, un Mexicain (Peter Lorre) qui répond au surnom de "Général", coureur de jupons et spécialiste sans trop de scrupules de la mort violente; une surprise de taille attend 'Ashenden': il apprend à son arrivée à l'hôtel qu'il est marié, et rencontre en même temps qu'Elsa (Madeleine Carroll), son "épouse", un touriste Américain qui s'appelle Marvin (Robert Young), et qui courtise Elsa ouvertement. Les trois espions ne mettent pas très longtemps avant de découvrir un suspect potentiel en la personne d'un homme charmant (Percy Marmont), et marié à une Allemande... Le plus dur va être pour Ashenden, qui goute assez peu cet aspect de son travail, de supprimer l'espion.
Le film cesse de n'être qu'un simple divertissement, ou du moins de faire semblant de l'être, avec un épisode au suspense très appuyé: Le général et Ashenden ont réussi à pousser l'homme qu'ils soupçonnent à se porter volontaire pour une promenade dangereuse en montagne, et Ashenden va assister de loin, par le biais d'un telescope, au meurtre effectué par son complice; pendant ce temps, Elsa est restée en arrière, et discute avec l'épouse du supposé espion, en compagnie du chien de cette dernière, et de Marvin son éternel soupirant. Le montage alterne les deux lieux, et lie de façon inextricable la montée des trois hommes et l'inquiétude grandissante du chien, relayée par le visage d'Elsa qui se rend enfin compte de la situation... L'amertume manifestée par Ashenden est enfin montrée au grand jour, partagée par Elsa qui va pouvoir faire part à son "mari" de ses vrais sentiments. Pendant ce temps, l'inhumanité profonde de leur "ami" le Général apparaît de façon plus forte encore. Et comme bon nombre de ses futurs ennemis des héros, Hitchcock choisit de faire de son "méchant", l'espion recherché par les principaux personnages, un homme aimable, affable, foncièrement sympathique: simplement acquis à une autre cause. Le dégoût ressenti par Ashenden et Elsa est alors à son comble... L'espionnage sportif et bien propret se transforme en une découverte horrible de la nature humaine.
Mais le film se poursuit, vers une conclusion mi-figue, mi-raisin, qui évite autant de plonger dans le manichéisme que de renvoyer les protagonistes dos à dos. On y différencie Elsa et Ashenden, d'une part, et les Général et l'espion d'autre part, dans un accident qui ressemble à s'y méprendre à la main du destin: le train Allemand qui emmène tous nos protagonistes est en effet attaqué par l'aviation alliée... au milieu de la boucherie, seuls les deux héros en réchapperont. Une façon comme une autre de botter en touche, ce qui n'empêche pas Hitchcock de nous avoir gratifiés d'une belle leçon d'humanisme, à l'encontre du rire désarmant et diabolique du général lorsqu'il apprend qu'il a tué un innocent! En pleine montée des périls, Hitchcock montre que son attachement à la cause de la liberté ne se fait pas sans conditions, ni dans la confiance aveugle en l'idéologie dont se réclame son pays.
Pour finir, ce petit film mené tambour battant n'oublie pas de nous gratifier de l'humour typique de son auteur, qui s'amuse beaucoup en ouvrant sur une cérémonie funéraire se terminant par un des exécutants qui part en emportant un cercueil vide... Les passages obligés de la Suisse, un exercice en utilisation des clichés auquel Hitchcock est passé maître, font qu'Ashenden et le général vont bien sûr mener leur enquête dans une fabrique de chocolat... Sans être aussi brillant que The 39 steps, ce film déséquilibré entre l'excellence de Lorre, la bonhomie de Robert Young, l'énergie de Madeleine Carroll d'un côté, et un Gielgud encore un peu transparent est une étape notable dans l'évolution d'Hitchcock.