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Même si au regard des sommets de l'oeuvre de Borzage ce film reste une petite étape pas très significative, il n'en reste pas moins que c'est un des meilleurs films de la période Warner du cinéaste, nettement plus riche que les petits véhicules pour Dick Powell et Ruby Keeler par exemple. Stranded est un confluent nourri de trois tendances: d'abord les films Warner taillés pour les deux stars George Brent et Kay Francis; ensuite, c'est un film qui reflète plutôt bien la ligne "politique" pro-Rooseveltienne du studio en cette fin d'années 30, lorsque la politique volontariste et les grands travaux vont être mis en valeur sur l'impulsion de Jack Warner; enfin, bien sûr, le film est marqué par l'humanisme de Frank Borzage, même si celui-ci n'a pas trouvé ici matière à exprimer tout ce qu'il a sur le coeur...
Lynn Palmer (Francis), une jeune femme privilégiée, travaille pour une organisation caritative, Traveler's aid, qui aide les oubliés de la crise à trouver une place. Elle est très engagée, et doit non seulement affronter la misère, mais aussi le regard condescendant des autres gens de sa classe, qui la prennent de haut: deux d'entre eux se font particulièrement entendre dans le film: Velma Tuthill (Patricia Ellis) est une jeune femme de la haute société qui utilise le bénévolat pour échapper à sa mère, et faire à peu près ce qu'elle veut, et Mack Hale (Brent), un ingénieur, n'a pas de mots assez durs pour fustiger une occupation inutile, qu'il assimile à une charité absurde, considérant que si les gens veulent travailler, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Mais si Mack Hale, engagé dans la construction du Golden Gate (qui prit quatre ans, de 1933 à 1937), est un meneur d'hommes strict et rigoureux, c'est aussi un ancien flirt de Lynn. Les deux se revoient, tombent amoureux, et se lancent dans des joutes verbales sur leur opposition,jusqu'au jour ou celle-ci devient un obstacle à leur mariage... Lynn va pourtant faire beaucoup pour montrer la voie à Mack...
Portrait d'une femme avant tout, ce film prend sans vraiment s'en cacher le parti du volontarisme de Lynn, dès l'ouverture du film qui montre le 'traveler's aid' en action, mais aussi ses limites, puisqu'un vieil homme se suicide devant Lynn pour échapper à la spirale de la charité. A ce niveau, Borzage a du mal à fournir des images qui vont au plus profond de la crise: tout au plus verra-t-on quelques 'breadlines', des queues de sans-abri, et une visite dans un asile pour femmes seules, dont l'essentiel est filmé depuis un lit. Mais 'véhicule' oblige, Lynn et Mack vivent dans des intérieurs élégants, et vont à beaucoup de parties...
Un aspect plus réussi du film est la peinture du travail, en particulier sur le chantier du Golden Gate, particulièrement bien reproduit dans le film. Mais l'intrigue culmine dans une lutte entre Mack, ses ouvriers et une organisation syndicale marron, qui prone le sabotage par les ouvriers du chantier. Habile à ménager la chèvre progressiste (Mack Hale ressort comme un patron généreux, assisté ici par une madone qui ouvre son coeur et ses mains aux gens en période de crise) et le chou conservateur (le syndicat représenté dans le film se fiche bien de l'outil de travail et prone une lutte de classes imbibée de méthodes mafieuses), le film est prenant, riche d'un rythme soutenu, sur ses 75 minutes. On sait que Borzage aimait à prendre son temps, donc il manque certainement des éléments qui lui auraient permis de plus s'impliquer. Pas de sacré ici, juste un engagement de l'un(e) des protagonistes, qui convainc l'autre. A ce titre, si on adore Brent en grognon permanent, sa conversion est un peu rapide... Quant à Kay Francis, elle est comme d'habitude une dame "de la haute" habitée par la grâce, et s'en sort malgré tout très bien.