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30 décembre 2010 4 30 /12 /décembre /2010 14:23

 

 

Tideland? C'est comme le Brésil, dans Brazil (1985): on n'y va jamais, ou du moins, peut-on constater qu'à un moment le petit coin paumé du Texas est englouti par l'eau, mais ça s'arrête là. A l'instar de Brazil, qui tire son titre de la chanson entêtante qu'on entend du début à la fin, le mot "Tideland" est entendu une fois, dans la bouche du père de l'héroïne, interprété par Jeff Bridges. Il parle, en bon musicien drogué, d'une façon poétique, chaotique et imagée. Au-delà de sa bizarrerie, de son imagerie violente, et parfois limite, Tideland est l'un des films les plus personnels de Terry Gilliam. Le plus?

Jeliza-Rose est une petite fille de 9 ou 10 ans, qui vit avec ses parents foncièrement inadaptés: la mère (Jennifer Tilly), junkie désespérée, meurt avant la fin des dix premières minutes. Le père (Jeff Bridges) est un musicien héroïnomane et perdu dans un étrange imaginaire baroque, auquel nous n'aurons pourtant pas accès. Nul doute que Jeliza-Rose, qui doit entre autres tâches préparer les seringues familiales, n'a de cesse que de se réfugier dans un imaginaire riche et bien entendu effrayant.

Le bout de la route pour le père et la fille, suite au décès de la maman, c'est une cabane au Texas, au milieu de nulle part, où le père est supposé se ressourcer. en fait il va vite décéder d'une surdose; Jeliza-Rose, restée seule va donc devoir s'adapter aux circonstances et à son imaginaire délirant, et dangereux.

C'est beau, même magnifique. la photo de Nicola Pecorini, de retour chez Gilliam après son renvoi sur Brothers Grimm, peint ici un univers de jaunes dorés (les champs à perte de vue), d'ocres (la terre du Texas), de bleus ciels et de couleurs nocturnes plus inquiétantes. On suit une enfant, et la principale recommandation qu'on puisse faire avant de voir ce film difficile est d'adopter justement le point de vue d'un enfant; surtout lorsque Jeliza apprend du voisin, Dickens, qui est sérieusement handicapé, que quand il était enfant, il avait eu une relation équivoque avec une vieille dame. Nous, bien sur, on se recule avec horreur. Mais Jeliza Rose, elle, s'extasie: "tu étais son petit ami!!" elle-même en pince pour Dickens, qui est au moins trentenaire, et aurait pu, à un moment précis, abuser sérieusement de la petite fille. On est donc dans un territoire très délicat, qui ne peut être "acceptable" que si on se réfère au point de vue de la petite, qui accepte l'amitié, voire l'amour, de Dickens; Mais d'un point de vue adulte, la descente aux enfers de Jeliza Rose, souvent assimilée explicitement à Alice au Pays des merveilles, est surtout motivée par le déni de la mort, et de l'absence, avec des moments hallucinants: la momie du père, vidé et embaumé, recousu, empaillé, est le seul compagnon de la petite fille dans la maison. De plus, Jeliza-Rose a depuis toujours des têtes de poupées qui lui tiennent compagnie, auxquelles elle prête sa vie et sa voix. Elle meuble ainsi son imaginaire déjà torturé et tordu en y ajoutant encore plus de noirceur, et certaines images perturbantes (Jeliza Rose-Alice tombant dans un terrier, entourée par ses petites têtes de poupée, ou encore le visage figé du père après son overdose, coiffé d'une perruque 'en attendant qu'il se réveille', et la tête d'une poupée soudain dotée des yeux de la jeune fille...) viennent rappeler que chez Terry Gilliam, le rêve est un cauchemar, et réciproquement.

Les excès autant plastiques que thématiques du film peuvent éventuellement justifier la réaction de rejet ressentie par la critique Américaine au moment de la sortie. D'autres voix ont vu, en partie, plus clair: ainsi, l'ancien Monty Python et ami proche Michael Palin voit en Tideland le meilleur ou le pire de Terry Gilliam, sans parvenir à se décider. Deux choses sont sures: d'une part Jeliza-Rose est, comme Sam Lowry, ou le baron de Münchausen, une héroïne totalement taillée pour le monde de Gilliam, qui va nous entraîner dans son sillage vers un monde fantastique et inquiétant, c'est à dire l'imaginaire fébrile du réalisateur, ici déguisé en petite fille. D'autre part, qu'on l'aime ou non, le film a au moins le mérite d'être entièrement et sans la moindre concession tel que Gilliam l'a voulu. C'est la première fois; comme quoi si le film nous conte principalement la dangereuse traversée du miroir d'une fille de 9 ans, il prouve aussi qu'à 64 ans, la vie peut parfois enfin commencer.

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Published by François Massarelli - dans Terry Gilliam