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20 décembre 2011 2 20 /12 /décembre /2011 12:25

"Qu'est-ce qui fait un homme, M. Lebowski? faire ce qu'il faut au bon moment, quel qu'en soit le prix?"

"Eh bien... ça et une paire de testicules."

 

Cet échange entre deux hommes du même nom, mais aux histoires radicalement différentes est à bien des égards très représentatif de ce qui fait le sel de ce film indispensable des frères Coen, qui appartient pourtant à leur veine la plus légère, contrairement à Miller's crossing ou No country for old men. La critique n'a pas été tendre avec ce film, à sa sortie; il faut dire qu'après Fargo, on attendait de l'or: satirique, drôle voire méchant, mais pas un film foutraque de deux heures qui suit la destinée inattendue d'un incapable auto-proclamé... Et pourtant il y a plus.

 

La notion de genre est depuis toujours au centre de l'oeuvre des deux frères qui aiment à imiter et détourner les films des années 40 et 50. Il y a deux catégories de films toutefois, ceux qui sont faits avec un surplus de rigueur, dont Miller's crossing, True grit ou Blood simple, voire The hudsucker Proxy qui sont à la fois des parodies et des films renvoyant authentiquement au genre. A coté, il y a des parodies parfois soignées, mais qu'il est difficile de prendre autant au sérieux. Lebowski est souvent considéré comme le moins soigné de tous ces films au second degré... le plaisir qu'on y prend, soyons juste, tient beaucoup au mauvais esprit, à l'idée de lâcher dans une enquête sordide un faux détective totalement dépassé par les événements, chaussé de sandales en plastique, et qui trouve des solutions entre deux joints, par hasard, tout en achevant de foutre sa vie en l'air avec une application admirable. Ca repose aussi sur les dialogues qui sont parmi les meilleurs des deux frères Coen, avec leurs bons mots, leur grossièreté ciselée et militante ("Do you really have to say so many cuss-words?" " What the fuck are you talking about?", soit "Tu es vraiment obligé de dire autant de grossièretés?" "De quoi tu parles, ********?"); Et puis il y a les personnages, apparemment lachés dans une situation qui les dépasse, alors qu'en fait les Jeff "the Dude" Lebowski et Walter Sobchak sont ici parfaitement à leur aise. Ce chaos, c'est finalement leur vie toute entière...

 

Bon, revenons au genre: ce film est un film noir déguisé. Pas n'importe lequel, il s'agit de The big sleep (le titre avec "the big" est très clair à ce sujet) de Howard Hawks dans lequel Bogart est appelé par un millionnaire estropié pour vérifier les agissements de ses deux filles, l'une délurée, l'autre plus raisonnable, quoique. La première est effectivement assez clairement nymphomane, mais la deuxième (interprétée de façon opportune par Lauren Bacall face à Humphrey Bogart) va fondre pour le détective bourru. Le reste, l'enquête proprement dite, est assez incompréhensible. Mais peu importe: ce que les Coen ont imité ici, c'est le schéma général, puisque l'histoire située en pleine crise du Golfe est celle d'un homme (Jeff Lebowski, surnommé The Dude, un hippie jamais redescendu de ses trips d'acide, interprété par Jeff Bridges) qui se retrouve associé à un autre qui porte exactement le même nom que lui (Charles Durning); celui-ci, un homme riche et paralysé, va lui demander de l'aide lorsque son épouse, une jeune tigresse irresponsable, se fait kidnapper. Le Dude doit récupérer la fille et véhiculer l'argent, mais il a la mauvaise idée d'en parler à son meilleur ami, un partenaire de bowling, le très impulsif et incontrôlable Walter Sobchak (John Goodman); celui-ci, agent de sécurité, prend les choses en main de telle manière que la situation devient vite catastrophique. Ajoutons des rencontres répétées avec des hommes de main qui tapent avec application sur le pauvre Dude, des nihilistes Allemands prêts à tout, un furet qui en veut à la virilité du héros, un pornographe véreux, la fille légitime du riche Lebowski qui se donne à notre héros dans des circonstances troublantes, un vrai détective qui enquête sur la fugue de la jeune Fawn Kneutson, du Minnesota, une échappée de Fargo donc, et enfin du bowling, avec l'inutile Donny (Steve Buscemi), le compagnon éternel de Walter et le Dude.

 

Comme souvent chez les frères Coen, deux Juifs qui ont grandi dans le Minnesota, le film est un commentaire amusé sur l'omniprésence de l'immigration aux Etats-Unis, sorte de démenti cinglant à l'obsession nativiste d'une certaine frange de la population, largement représentée dans le camp Républicain sous Reagan et les deux Bush. On notera ainsi que les trois "héros" eux même, le Dude, Walter et Donny sont issus de toute évidence de l'immigration Européenne au sens large, Sobchak étant Polonais (originellement catholique, il complique encore plus le melting pot dans la mesure où il s'était converti au judaïsme pour son ex-épouse), et Donny d'origine Grecque. de leurs coté, les autres Lebowski sont bien sur de la même origine vaguement centrale Européenne que le Dude, ce qui n'empêche nullement le vieux Lebowski de jouer au W.A.S.P. condescendant, habitant d'ailleurs à Pasadena, chez les riches, donc. Mais Bunny, de son vrai nom Fawn Kneutson, provient de l'immigration Scandinave via le Minnesota, ce que révèle un détective nommé Da Fino, donc franchement Italien. D'autres protagonistes venus d'ailleurs incluent le trio de nihilistes Allemands (l'un des trois est joué par le Suédois Peter Stormare, un autre par Michael Balzary, mieux connu pour son excellent travail dans les Red Hot Chili Peppers sous le pseudonyme de Flea), dont les accents excessifs en rajoutent une bonne louche, et parmi les hommes de main du pornographe Jackie Treehorn (Interprété par Ben Gazzara, et un nom comme "Jackie Treehorn" doit être un pseudo), on trouve un homme souvent mentionné ensuite, pour avoir uriné sur un tapis, et qui est d'origine Asiatique, ce que les dialogues ne nous font jamais oublier: "The chinaman peed on my rug." Bref, tous ces américains, rassemblés dans un conte par le narrateur westernien joué par Sam Elliott, viennent d'ailleurs, le martèlent avec insistance, et font une belle bande d'ahuris... mais nous rappellent que si le rêve Américain a décidément une drôle de tête, il n'en reste pas moins valide, comme le prouve le plan de Jeff "The dude" Lebowski se reflétant dans un miroir qui imite la fameuse couverture de Time magazine, man of the year... Oui, tous ces gens sont donc des Américains.

 

Un autre thème insistant du film, c'est clair très vite, est celui du pénis. Les scènes qui tournent autour de ce petit objet tubulaire à taille variable suivant les circonstances sont légion, depuis la scène durant laquelle le Dude doit faire face à trois hommes qui débarquent chez lui pendant qu'il prend son bain, lâchent un furet dans la baignoire, et menacent de lui couper sa virilité. Le nombre de fois où le terme "Johnson"(Popaul) est ensuite prononcé est impressionnant. Mais cet événement revient de nombreuses fois au souvenir du spectateur, en particulier via un rêve durant lequel le Dude se voit poursuivi par les allemands armés de ciseaux géants. Et le motif est répété, dessiné par Ben Gazzara machinalement alors qu'il est au téléphone, dessiné à l'écran par une quille et deux boules de bowling, et même exhibé dans une histoire édifiante racontée par Walter Sobchak pour expliquer la perversion du personnage de bowler (Jesus Quintana) joué par John Turturro. Le terme renvoie aussi, après tout, à l'examen de l'appareil génital du Dude commandité par Maude Lebowski, qui souhaite s'en faire un partenaire pour faire un bébé qu'elle élèvera. Tout ceci renvoie donc à la conversation citée plus haut, pourtant commencée dignement entre Charles Durning (the Big lebowski) et Jeff Bridges (the Dude), au son de la musique de Mozart dans son versant sacré:

"What makes a man? Is it being ready whatever the cost? "

"Yes, that and a pair of testicles."

 

Cette thématique sub-pelvienne est un motif récurrent, ce qui n'empêche pas d'autres éléments de se faire jour durant le film. Evidemment ils sont moins provocateurs, mais le dialogue leur permet d'être présents sans trop avoir à les chercher. Le plus surprenant est qu'on les trouve le plus souvent dans la bouche de Walter Sobchak, voire de l'intrigant Jeffrey Lebowski: il est ici largement question d'éthique, de valeurs, de règles, de ce qui se fait et ne se fait pas. Comme le dit Sobchak, converti au Judaïsme, à propos du nihilisme: au moins le nazisme ça a une éthique, il faut le reconnaître, tandis que le nihilisme... Les personnages des trois Allemands et leurs tentative pathétique d'extorsion de fonds sur la personne des milliardaires Lebowski, la petite Bunny qui s'est mariée à un estropié dans le but de le saigner à blanc, tout en couchant avec tout ce qui bouge (A des prix odieux, comme en témoigne son unique échange dialogué avec le Dude), le petit Larry Sellers qui a volé le tas de boue roulant du Dude, ou encore les adversaires de l'équipe de Sobchak au bowling, tous sont marqués par une tentation de contourner les règles... Le pire, c'est lorsque Sobchak explique aux nihilistes que leur plan ne marche pas parce que les règles d'un enlèvement ne sont pas respectées s'il n'y a pas d'otage. Plus sérieusement, la première entrevue entre les deux Jeffrey Lebowski (Deux facettes d'un même homme? Très éloignées, alors. A eux deux on a toutes les couleurs du spectre...) tourne vite à l'affrontement entre deux Amériques, l'une contestataire et bloquée dans ses riches heures du passé, comme en témoigne l'affligeant CV du Dude, l'autre consacrée par les années Reagan qui viennent de s'écouler et condescendante à l'égard des autres: "C'est habillé comme cela que vous allez chercher du travail?". Pourtant, avec toutes ses valeurs éthiques, le vieux Lebowski qui se vante d'avoir fait son devoir en Corée (Comme Walter Sobchak a d'ailleurs laissé une partie de sa santé mentale au Vietnam) n'est pas tout propre. S'il n'a manifestement aucune idéologie, au moins le Dude a une morale...

 

Notre anti-héros, qui ne donne même pas son nom au film, puisqu'il s'agit d'un autre Lebowski, est pourtant présenté au début du film par le narrateur invisible (On le verra toutefois deux fois, et il s'adressera directement à nous) comme l'homme de la situation. On ne peut pas rêver introduction plus absurde que d'entendre l'accent Westernien de Sam Elliott nous dire "Sometimes, there's a man..." en voyant Jeff Bridges, en peignoir, short et sandalettes, boire du lait en douce au supermarché...

Ce personnage qui a échappé à tout, on imagine qu'il n'a pas fait le Vietnam, mais il est ami avec Sobchak tout de même. Il ne travaille pas, mais a travaillé, en tant que roadie pour Metallica. Il ne fait rien de ses journées, met des sandales en plastique pour sortir, mais garde des Adidas neuves à la maison, où il écluse cocktail sur cocktail en fumant des joints, en écoutant des cassettes de relaxation, et de la musique des années 60 et 70: une certaine prédilection pour Bob Dylan, et The man in me (Le thème mâle une fois de plus), voire Creedence Clearwater Revival au volant. Il aime bien aussi My condition, de Kenny Rogers, qu'il utilise en bande-son de son désastreux musical psychédélique en rêve, où il voit Saddam Hussein (n'oublions pas que la guerre menace), et Maude Lebowski en Walkyrie... Bref, il est coincé dans un passé mythique qu'il se plaît à embellir quand il raconte ses faits d'arme en tant que hippie.

Un trait important de son caractère est la façon dont la situation semble glisser sur lui, alors qu'en réalité, il va résoudre l'enquête qui lui a été confiée. Mais une chose qui apparaît, c'est la prise que le langage a sur lui: d'une part, Sobchak le manipule facilement, pour lui faire faire ce qu'il veut. D'autre part, le Dude répète tout ce qu'il entend, à la manière d'un perroquet. De la phrase anti-Saddam prononcée par George Bush (Senior) à la télévision lors de la scène de la supérette ("It will not stand, this agression") à un certain nombre de mots prononcés par Maude hors contexte (Vagina, Coitus), le Dude répète tout, dévoyant le plus souvent les phrases qu'il s'approprie de leur contexte jusqu'à les rendre surréalistes, embarrassantes et bien sûr burlesques. La grande force de cet homme qui recycle la pensée des autres est d'être quasi inexistant...

 

Ce personnage parfois présenté à tort comme un génie en sa partie (le détective Da Fino lui voue une admiration sans bornes) est aussi voué à la haine des uns et des autres, voire au mépris: le "big" Lebowski lui conseille de tatouer "Fuck it" sur son front, ce qu'il estime être sa réponse à tout, et le chef de la police de Malibu lui tient un discours clair, le traitant de "Jerk off" (Traduit par gros con, mais en fait c'est pire.). Donc, contrairement au cowboy étrange qui nous sert de narrateur, tout le monde ne semble pas aimer cet homme...

 

En montrant dans ce film l'Amérique de 1990, entre les mains de margoulins comme Jackie Treehorn, Jeffrey Lebowski, ou les "amateurs" nihilistes Allemands qui ont tâté de la musique (Façon Kraftwerk), puis du porno, enfin de l'escroquerie, mais dans laquelle trois hommes qui ont échappé à tous les radars du progrès continuent de se réunir tous les jours pour une entreprise aussi cruciale que le bowling, les frères Coen ont su réaliser un portrait d'une Amérique en fin de siècle (Racontée par un homme qui date du siècle précédent; ça a des allures cosmiques...) qui ne se réfugie pas dans les lieux communs, et qui reste bien sur soumis à la condition d'avoir l'humour nécessaire pour le voir. Ces hommes non-héroïques engagés dans une affaire qui les dépasse, vont perdre l'un des leurs, mais seront, à la fin, inchangés. Ils auront d'une certaine façon rendu la justice, mais la face du monde n'en sera pas changée. Par contre, le film, lui, est bien plus riche qu'on a voulu le voir. Tout ça pour un tapis sur lequel un chinois avait uriné...

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Published by François Massarelli - dans Joel & Ethan Coen