Ce film aurait pu assumer un statut légendaire si les historiens en avaient parlé... ce qu'ils ne firent pas. The devil's needle fait partie de ces films des années 10 qui s'attaquaient à de multiples problèmes sociaux. Il a été produit par Triangle, la société qui distribuait à l'époque les films de Griffith, et si celui-ci a sans doute vaguement supervisé le tournage, Chester Withey en est le réalisateur. Le sujet de l'oeuvre, c'est la drogue, qui faisait des ravages de façon peu contrôlable en ces années 10. La loi sera d'ailleurs renforcée dans les années 20...
Le peintre David White (Tully Marshall) est en pleine crise d'inspiration, il ne parvient pas à trouver un modèle adéquat pour compléter un tableau. Jusqu'à ce qu'il fasse la rencontre de Wynne Mortimer (Marguerite Marsh), une jeune femme de la bourgeoisie, au grand dam de Renée Duprez (Norma Talmadge), son modèle attitré, qui voit bien que les affections de l'homme qu'elle aime n'iront pas en sa faveur. Elle est morphinomane, et dans un moment de dépit, conseille à David de se laisser aller à essayer une injection pour aider l'inspiration... Mais le peintre prend la provocation pour argent comptant, et s'injecte de la drogue. Mariée à David, contre l'avis de son père, Wynne découvre bientôt la vérité, tandis que le peintre plonge dans la dépendance, puis dans la folie, alors que Renée réussit à se débarrasser de son addiction...
Le film tel qu'on peut le voir n'est pas tout à fait conforme à ce qui précède, en effet la seule copie sauvée de l'oubli vient d'une ressortie de 1923, et la continuité avait été altérée pour mettre Norma Talmadge en valeur. La ressortie s'explique facilement, la mort de l'acteur Wallace Reid, des suites d'une addiction à la morphine, venait de mettre le sujet en pleine lumière. Outre la mise en valeur de Norma Talmadge, un certain nombre de points ont été changés dans le déroulement: ainsi, on donne une excuse à Renée, qui aurait été infirmière durant la guerre (Qui rappelons-le n'avait pas encore commencé lors de la première sortie du film), et aurait ainsi utilisé la morphine pour tenir le coup; par ailleurs, une scène qui voit Renée se rendre dans une pharmacie a du être altérée avec des intertitres, les conditions d'acquisition de la drogue ayant été rendues plus difficiles en 1923. Mais pour le reste, c'est bien le même film, avec ses scènes tournées en pleine rue dans Los Angeles, les murs de briques de ses taudis, et le jeu le plus souvent inspiré et juste de ses acteurs. Norma Talmage est formidable, montrant des nuances dans un rôle peu facile, qui aurait pu virer à la caricature. Tully Marshall, qui avait fait sa réputation en jouant les drogués et les alcooliques sur scène, montre lui aussi une belle étendue de jeu, qui contraste avec sa tendance histrionique, bien en valeur dans ses films des années 20 notament pour Stroheim (Ici, il se réserve une scène de folie, d'ailleurs documentée par une photo utilisée par Kevin Brownlow dans son livre essentiel Behind the mask of innocence).
Le film a souffert des ravages du temps, puisqu'une scène au moins du remontage de 1923 a disparu, et que de nombreuses traces de décomposition témoignent du fait qu'il était temps de sauver cette copie. Les deux dernières minutes qui installent un happy end, particulièrement, ont beaucoup souffert. Cette fin pourrait bien avoir été l'une des options des distributeurs pour montrer le film, comme c'était souvent le cas: le choix existait pour certains films entre une fin heureuse, et une fin plus réaliste; c'est une pure supposition de ma part, basée sur le fait que ces deux minutes largement décomposées viennent à la fin d'une bobine en bon état...
le film a été enfin remis dans le circuit par Kino, qui vient de le sortir sur un DVD et un Blu-ray consacré à d'autres films "sociaux" des années 20, dont le rare et superbe film de John Collins Children of Eve...