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Fincher n'avait pas la main sur ce troisième film, comme du reste sur les deux précédents. mais il avait un atout en poche, un sérieux: le succès considérable de Seven, qui venait à lui seul de redéfinir le film de serial killer, et risquait pourtant de cantonner le jeune réalisateur à un genre. C'est à Polygram, alors à la fin de l'aventure, avant que la compagnie ne soit avalée par Universal, qu'on doit cette production ambitieuse, mais qui avait tous les risques de se transformer en un désastre, à cause d'une tendance très prononcée à l'exagération et au n'importe quoi. De fait, le film ne tient pas vraiment debout, mais joue à fond sur la paranoïa du personnage principal et du spectateur, et maintient en haleine. Sinon, à partir de la deuxième vision, apparaît un autre film, une construction certes fragile, mais qui s'avère fascinante, complétant les épopées claustrophobes de Fincher après Alien 3 et Seven... Le metteur en scène, qui n'avait sans doute pas encore le poids qu'il a maintenant, n'a pourtant pas pu imposer sa vision jusqu'au bout, et on se perd en conjectures sur la fin qu'il aurait sans doute souhaité pour cet étrange jeu.
Nicholas Van Orton, un financier d'une excellente famille de la côte venue faire fortune en Californie, se réveille le matin de ses 48 ans hanté par le souvenir de son père, un homme travailleur, conservateur, responsable, et qui s'est tué à cet âge précis. Entre autres tâches ce jour-là, il s'impose de voir son frère Conrad, la brebis galeuse de la famille, les deux frères ne se voyant pas souvent. Conrad lui offre pour son anniversaire une participation à un jeu, une activité mystérieuse, à laquelle Nicholas ne souhaite pas vraiment participer. Mais il va y être amené malgré tout, poussé par la curiosité, le hasard, et une certaine vanité aussi. Mais du moment ou il met le pied dans la compagnie CRS qui organise le 'jeu', plus rien ne marche: ses activités partent dans tous les sens, le danger est partout, et les rencontres inquiétantes ou absurdes se multiplient. Sans aucun recours, Nicholas se retrouve ballotté d'évènement en évènement, hésitant entre l'impression d'une mauvaise farce, ou plus grave encore, une escroquerie à très grande échelle, qui aura sa peau...
Nicholas Van Orton (Michael Douglas) est un insupportable homme en costume, dont il ne faut pas s'étonner qu'il vive seul. Tout lui est du, et seul le travail lui importe. Il est intéressant de constater qu'il vit à San Francisco, l'une des villes les plus ouvertes humainement et culturellement des Etats-Unis... Par contre, Conrad, "Connie" (Sean Penn) est adoré de tous, malgré ses échecs répétés en tous domaines; il a d'ailleurs fait plusieurs séjours en hôpital, et on devine qu'il a une histoire de flirts poussés avec les drogues. Deux facettes d'un même homme? Plutôt une paire de garçons nés dans une même famille, mais soumis à la loi ancestrale du bénéfice à l'ainé. Une des traces de l'héritage atroce d'un tyran, dont les quelques images parsemées dans le film nous montrent qu'il était sans doute encore pire que Nicholas, un rictus d'ennui mortel constamment à la bouche. De fait, Nicholas est en danger de devenir son père, c'est l'un des enseignements de cet étrange jeu qui se joue autour de lui: dès le départ, retrouvant en rentrant chez lui un pantin par terre, dans la position exacte du corps du patriarche après son suicide... Les allusions à son père, et à l'inéluctable ressemblance entre les deux hommes, sont nombreuses dans le 'jeu', jusqu'au symbolique acte final: se réveillant en un endroit inconnu (Au Mexique) dans un cercueil, Nicholas n'a d'autre choix que de vendre sa montre offerte par son père, dernier lien avec le passé. Un autre trait de ses aventures délirantes, c'est le danger croissant auquel est soumis Nicholas Van Orton: les premières épreuves qui lui sont imposées ressemblent surtout à un canular, mais lorsque celui-ci se transforme en aventure avec balles apparemment réelles, ou que le financier est laissé seul dans un taxi qui roule à tombeau ouvert vers la baie de San Francisco, le ton change... Enfin, il y a une dimension morale, mâtinée de drogues. Ce très raisonnable homme divorcé, sans enfants, n'a aucune vie sociale, et le voilà doté d'une chambre d'hôtel qu'il ne se souvient pas d'avoir prise, et dans laquelle les traces d'une orgie de sexe et de drogues, avec photos, pointent le doigt vers une vie dissolue dont il n'avait aucune idée jusqu'à présent... La drogue est une métaphore qu'on retrouve dans le 'jeu', lorsque Nicholas revient chez lui pour constater que sa maison a été vandalisée, avec des graffitis fluo un peu partout, sur l'air du White rabbit de Jefferson Airplane...
En parlant de l'Airplane, le film profite de San Francisco, une ville à laquelle Fincher reviendra d'ailleurs avec bonheur quelques années plus tard. La disposition particulière du relief sert à mettre l'accent sur la façon dont le film progresse: les routes de San Francisco soulignent le relief plutôt que de le contourner, ce qui explique que par endroits, il y ait ces bosses au sommet de certaines collines. Impossible de voir les voitures qui vont débouler d'une minute à l'autre... De même ici, c'est la négation du suspense et le triomphe de la surprise: on ne sait pas, pas plus que Nicholas, ce qui va lui arriver, ni même si c'est effectivement un jeu, ou une escroquerie, ou pire... Seule la tension demeure, une tension dont le malaise est justement amplifié par l'absence de repères. Certains ont décrété qu'il s'agissait d'un défaut du film, mais ce choix de plonger le protagoniste comme le spectateur dans la paranoïa la plus totale était celui des scénaristes dès le départ, et Fincher y a adhéré. Le reprocher au film, c'est comme de reprocher, disons, à Coppola d'avoir situé son adaptation de Hearts of darkness au Vietnam...
Pourtant, Fincher n'a pas gardé le final cut, et a du retourner une partie de son dénouement. Ce n'est pas clair, mais une chose est pourtant sure: il avait approuvé le choix inhérent au scénario, qui expliquait à la fin si le jeu était vraiment un jeu (une grosse farce à la "caméra cachée", mais élaborée à l'échelle d'une ville, avec la complicité de tous), ou une escroquerie à l'échelle d'une vie, dans laquelle Nicholas Van Orton était la "cible", "The mark", en Anglais, pour reprendre une terme du film. Mais il avait choisi de prendre pour la fin une voie inattendue, peu Hollywoodienne, qu'il estimait être plus en concordance avec le caractère particulier de l'homme aliéné qui était le sujet du film. ce n'est pas la fin qu'on peut voir ici, conclusion logique mais qui tend à exagérer le coté délirant du film, jamais totalement crédible, mais qui reste un cas intéressant de machination déstabilisante, pas éloignée de l'idée d'un Truman Show sous cocaïne. Les tribulations sadiques d'un pauvre financier de 48 ans, obligé de suivre une blonde fatale (Deborah Kara Unger) dans les poubelles d'une ruelle sordide ont toujours de la saveur, et même si le contrôle du film lui a échappé, il y a beaucoup de la philosophie noire de David Fincher à trouver dans ce film qui est d'une ironie mordante, même après plusieurs visions, en dépit ou à cause de son sens de la surprise élaborée...
On y trouvera une formidable exploration de l'âme perturbée d'un insupportable conservateur quasi-quinquagénaire, la radiographie d'un rêve Américain qui s'est perdu dans la course aux millions d'un système bancaire qui se mord la queue (Nicholas Van Orton est investisseur, et comme il le dit lui-même, il déplace des dollars d'un projet à l'autre, et ne s'intéresse qu'à ça, autant dire à rien), et enfin le portrait troublant d'une vie paranoïaque sous la coupe d'une sorte d'équipe de cinéma qui aurait oublié de vous donner le script de la superproduction dont vous êtes le héros: bienvenue dans le jeu...
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