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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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12 mars 2014 3 12 /03 /mars /2014 09:57

Aboutir, parvenir à quelque chose, laisser une empreinte: le but de tout humain? Si on en croit les meilleures histoires, oui. C'est l'un des grands enjeux du cinéma de Wes Anderson, comme en témoignent les égarements des personnages de Bottle Rocket, privés de direction, de but, de motivation enfin. Steve Zissou (The life aquatic with...) est en crise parce qu'il n'a abouti à rien, que son monde s'écroule, et qu'il a besoin à nouveau de croire qu'il est une source d'inspiration. Moonrise Kingdom nous montre un micro-univers en proie à une crise de direction là encore, avec ses parents déboussolés, son autorité mise à mal (Bruce Willis, mais aussi Edward Norton)... Enfin, le père de famille de The Royal Tenenbaums souhaite revenir dans la vie de ses enfants avant qu'il ne soit trop tard. A chaque fois, ces histoires sont enjolivées, enluminées par une esthétique envoûtante, calibrée et réglée au quart de poil dans un souci maniaque de tout contrôler... Et l'histoire se pare de la beauté irréelle et multicolore de la féérie. Donc The Grand Budapest Hotel ne dépare pas, au contraire: il est une affirmation toute-puissante de cette esthétique, et de cette thématique, un film superlativement réussi, dans lequel tout l'univers de Wes Anderson se retrouve encapsulé.

 

La narration adopte une structure familière à ceux qui auront vu le fameux film Le manuscrit trouvé à Saragosse (1965), de Wojciech Has et ses poupées russes: un narrateur raconte qu'un narrateur raconte que... Mais cette superposition ne sert essentiellement que dans le premier quart d'heure, le temps d'installer convenablement le récit dans le monde de la légende. Un auteur de la république (Fictive) de Zubrowska, maintenant décédé, est 'visité' (Du moins sa statue) par une admiratrice, qui sort d'un sac un des livres de l'écrivain, The Grand Budapest Hotel, et se met à le lire. S'ensuit un flash-back, de l'auteur vieillissant contant ses souvenirs. Puis on assiste à une scène, l'auteur jeune (Jude Law) se rend en effet au "Grand Budapest Hotel", en Zubrowka, un palace improbable juché sur une montagne, désormais vide de tout client ou presque. L'écrivain rencontre le mystérieux M. Zero Mustafa (F. Murray Abraham), le propriétaire des lieux. Il lui raconte comment il a été amené à hériter de l'hôtel, grâce à son amitié avec le concierge Gustave H., en poste au Grand Budapest lorsqu'il était un jeune aspirant groom. Et à ce moment, le format de l'image, qui oscillait entre du 1:77:1 (Le prologue autour de la statue) et un format d'écran plus large proche du cinémascope (La rencontre de l'auteur jeune avec M. Mustafa), se stabilise en 1:33:1, à la façon des années 30. On est, après tout, et ce pour l'essentiel de l'intrigue, en 1932. Le Grand Budapest Hotel, en attente de moments troublés (Une guerre fictive menace le pays inventé), est déjà un reflet surranné d'une glorieuse époque disparue, et M. Gustave (Ralph Fiennes) est l'âme même de l'établissement. Il connait chaque ficelle de l'hôtel, chaque recoin de l'établissement, et d'une certaine façon règne. Il reçoit le jeune Zero Mustafa (Tony Revolori), réfugié d'un autre pays (Fictif) du proche orient, en guerre. Il souhaite devenir "Lobby Boy", et M. Gustave va être son mentor. Mais un mentor qui a du pain sur la planche: le concierge, qui a l'habitude de coucher avec toutes les clientes fortunées, vieilles et esseulées, est en effet nommé sur le testament de Mme Céline Villeneuve Desgoffe und Taxis (Tilda Swinton), qui vient d'être assassinée. Gustave hérite d'une oeuvre d'art inestimable. Non seulement est-il le principal suspect du meurtre, il est désormais l'ennemi juré du fils de la défunte, Dmitri (Adrien Brody), et de son homme de main, le brutal, laconique et mystérieux Jolping (Willem Dafoe). Aidé de Zero et de sa petite amie Agatha (Saoirse Ronan), pâtissière à l'accent Irlandais, M. Gustave joue sa vie, sa réputation, et celle de l'établissement  auquel il a consacré sa vie.

 

Les personnages, fidèles à l'environnement du metteur en scène, sont un mélange savant de caractérisation extrême, avec le sens du cliché monté en épingle qu'on connaît à Anderson (A ce titre, les interventions d'Edward Norton en policier 'qui ne fait que son devoir' sont savoureuses, tout comme celles de Jeff Goldblum en avocat victime des évènements), et de transgression. Dans cet univers à la Tintin, Ralph Fiennes en particulier a un talent exceptionnel pour proférer sans se départir de son flegme et de sa classe naturelle des horreurs révélatrices de ses relations privilégiées avec ses clientes... C'est que rien ne va plus dans le beau monde du Grand Budapest Hotel ou tout est si propre, en ordre, et symétrique (On connaît les habitudes de composition de Wes Anderson, et dans cet univers à la Lubitsch, qui plus est avec ce format plus carré que ses autres films, il s'en donne à coeur joie). La guerre, donc, menace, et les habitudes policées, les manières douces, n'ont plus cours. Les policiers, en marge de l'aventure rocambolesque de M. Gustave et Zero Mustafa, ont d'ailleurs tendance à se comporter en véritables rustres, à l'imitation sans doute de leurs voisins plus ou moins lointains des pays fascistes, dès qu'ils ont entre leurs mains, le 'lobby boy' d'une autre couleur... Ce qui fait à chaque fois voir rouge à M. Gustave. Une fois de plus, Anderson se sert à merveille de l'uniforme, qui a comme toujours un rôle à la fois de caractérisation facile et répétée, chaque personnage habitant son propre uniforme (Et M. Gustave passe de celui de Concierge à celui de prisonnier, puis à celui de moine, et enfin à celui de pâtissier!), mais l'uniforme est aussi un cadre dans lequel s'amuser, comme ces allées rangées si propres et ces couloirs d'hôtel si géométriquement harmonieux.

Le jeu sur le cadre renvoie, comme je le signalais, à Lubitsch et ses opérettes de 1929-1932, situées immanquablement dans des pays inventés pour l'occasion. C'est vrai que l'atmosphère 'Mitteleuropa' comme on disait alors convient à merveille à Anderson, avec son monde recréé de façon polie, mais comme chez Lubitsch, la gravité est partout. Derrière cette histoire délirante, la mort rôde, sous les traits certes caricaturaux de Willem Dafoe (Qui reprendrait presque son rôle d'un autre film de Anderson, le film d'animation Fantastic Mr Fox, s'il n'avait été dans ce dernier remplacé par une marionnette de rat!) et son pur visage de tueur. Il n'en reste pas moins que le tueur en question est très efficace, comme en témoignent les quelques intrusions de Wes Anderson dans l'horreur graphique: doigts coupés, personnage décapité... La mort, souvent présente dans ses films, prend cette fois une allure beaucoup plus tangible, provoquant de fait des sursauts de la part du public. Ce n'est pourtant pas si déstabilisant, les scènes de violence restant confinées dans le cadre ultra-maîtrisé du metteur en scène. Mais c'est un moyen comme un autre de rappeler que sur la route qui mène à la vieillesse, les embûches ne manquent pas. Et là ou le film précédent contait une aventure donnée dans un temps limité en quelques jours d'un lointain passé, The Grand Budapest Hotel est marqué dès le départ du sceau du temps révolu. On est devant une histoire qui s'est déroulée il y a longtemps, contée par un protagoniste probablement décédé, à un auteur désormais statufié, donc probablement mort, à propos d'un hôtel certainement détruit dans un pays qui n'existe plus... On est donc en pleine légende, au sens westernien du terme (Selon John Ford, bien entendu), d'où le recours attendri à un grand nombre de coups de théâtre, à une évasion spectaculaire (Et hilarante), menée par Harvey Keitel, à une poursuite à skis... et lors d'une scène, une seule, mais très importante, à du noir et blanc qui finit par cristalliser cette impression d'assister à un film des temps héroïques du cinéma. Et au passage, Anderson (Qui signe seul le script du film, une première) décoche une allusion gourmande à Michael Powell et son Colonel Blimp, lorsqu'il est annoncé que 'la guerre a commencé à Minuit' (il y a aussi une allusion fort subtile à un autre chef d'oeuvre de Powell, The red shoes, qu'il faut s'amuser à découvrir)...

Tout ce petit théâtre codifié, réglé au quart de poil, n'est pas que le refus d'un monde dépeint tel qu'il est, que la création idiosyncratique d'un monde impossible et maniaque comme on le dit parfois des films si impeccables de l'auteur de The Darjeeling Limited. Souvent situés dans des lieux surcodés qui font d'excellents titres (Moonrise Kingdom, Rushmore, Hotel Chevalier, The darjeeling Limited), ses films sont aussi et surtout des parfaites métaphores du parcours accidentés d'un être humain. Et cette fois plus que jamais, dans cette histoire ou un homme réussit à aboutir à un but qu'il osait à peine se fixer dans ses rêves les plus fous, la conclusion douce-amère du film permet de toucher à l'humanité, au sens large: The Grand Budapest Hotel est non seulement un chef d'oeuvre, c'est aussi le film le plus chaleureux que j'ai vu depuis longtemps.

 

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Published by François Massarelli - dans Wes Anderson Criterion Saoirse Ronan