De même qu'un film de guerre ne parle jamais de guerre et de guerre seulement, ce film n'est en rien la biographie de Mark Zuckerberg, ou une quelconque histoire ou dénonciation de Facebook. C'est un thriller, ce qui ne nous surprendra pas si on examine la filmographie de Fincher, son talentueux réalisateur, mais un thriller par la forme d'abord: si le film commence par un "crime social" (un ado attardé se venge par internet interposé de sa copine qui l'a largué), il se poursuit en jonglant avec la chronologie de façon experte. On passe du passé et de son évocation chronologique, de l'étincelle de départ jusqu'à l'irrésistible ascension du réseau dont il est question, à un double présent en forme de constat: deux affaires de justice dans lesquelles Zuckerberg est impliqué, et dont les tenants et aboutissants nous sont exposés au fur et à mesure; on sait donc dès le départ du film qu'il y a deux actions en justice, mais on apprend plus tard pourquoi exactement, et ce qui est en jeu... Comme Zodiac, qui mélangeait la chronologie, Seven qui la reconstituait ou Benjamin Button qui reposait sur un paradoxe temporel, The social network confirme la capacité de Fincher à se jouer des contraintes de la narration temporelle, faisant mentir Howard Hawks, qui aimait tant dire qu'un flashback ne faisait qu'un mauvais film...
A ce jeu brillant sur le temps, il ajoute une capacité à démultiplier les points de vue et la perception des personnages qui va de la spectaculaire interprétation par le même acteur de deux jumeaux, qui ne sont pas si semblables que cela et sont constamment ensemble dans la plupart de leurs scènes, à la différence notable de perception de deux personnages: Mark Zuckerberg ne sera pas le même... Geek fragile et pitoyable dans les premières scènes, il apparaît un insupportable gosse capricieux dans certaines scènes liées aux négociations en justice, sans rien perdre de sa cohérence. Sean Parker, le wonder-boy Californien qui va aider Zuckerberg à passer à la vitesse supérieure, est au moins triple: vu comme un sympathique séducteur qui se réveille auprès d'une inconnue, il va devenir un modèle envié pour Zuckerberg et au contraire un insupportable frimeur vide pour l'associé de ce dernier, Eduardo Saverin... Au contraire, le personnage de Saverin est le seul qui ne varie jamais d'une scène à l'autre, fidèle à lui-même en toute circonstance. C'est aussi le dindon de la farce...
Comme dans Zodiac et The strange case of Benjamin Button, ses deux oeuvres les plus accomplies, Fincher met en scène l'Histoire, et sa perception. Mais il est bien un film contemporain, se jouant avec dextérité des codes et modes de fonctionnement actuels, et de fait la progression repose énormément sur le dialogue, surtout quand il est vache et rapide. Un paradoxe de plus pour un film dont on attend que sa substantifique moelle se situe sur des écrans d'ordinateur... Mais le travail des acteurs est essentiel, débouchant sur des scènes de comédie méchante et réjouissante, la palme revenant selon moi à une entrevue surréaliste entre un doyen de Harvard et deux fils à papa surs de leur supériorité.
Ce sont précisément ces luttes de classe qui structurent toute la première partie, entre les nantis et les zéros, et qui sont l'une des clés du véritable enjeu du film, à savoir le fait de parler d'un monde dans lequel tout change; les deux jumeaux de la haute bourgeoisie sont les garants d'un monde de privilèges, qui ne conçoivent parler à quelqu'un comme Zuckerberg que pour s'en servir, et qui n'apprécient en rien de se faire doubler par celui qu'ils considéraient comme un valet. Mais le monde tel que les Zuckerberg ou Gates le refaçonnent n'a que faire des clubs sélect et des règles nobles d'Harvard. Il n'est pas pour autant forcément meilleur, et le fait est que le parcours de Zuckerberg, dans ce qui est un peu sa biographie, nous démontre qu'il passe de rien (pas d'amis) à pas grand chose. A la fin, il... Mais non, voyez le film.