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Un cinéaste qui s'amuse à faire exactement ce qu'il aime, et réussit à partager son bonheur, que demander de plus? ce film, qui vient juste après le plus gros succès d'Hitchcock à l'époque (The man who knew too much, 1934), est une occasion inespérée pour le cinéaste de laisser son empreinte et de définir en 85 minutes sa vision du film d'aventures... A ce titre, c'est une réussite, et plus encore: un film-somme, qui résume à lui tout seul tout ce qui fait le Hitchcock Anglais.
Richard Hannay, un citoyen canadien vivant à Londres, fait partie du public d'un music-hall alors qu'un homme à la mémoire exceptionnelle présente son numéro, qui consiste en une série de questions du public auxquelles il apporte des réponses ultra-complètes. Un coup de feu est tiré, la foule prend la fuite, et dans la panique, Hannay se retrouve flanqué d'une mystérieuse inconnue, qui se présente sous le douteux nom d'Annabella Smith. Celle-ci est une espionne, travaillant pour le gouvernement Britannique, afin d'empêcher la fuite de secrets scientifiques. Les agents ennemis éliminent la jeune femme, mais cell-ci passe le flambeau à Richard Hannay, désormais poursuivi par des espions qui ne reculent devant aucune ignominie, et recherché par la police pour un meurtre qu'il n'a pas commis...
Qui est Richard Hannay? Le personnage interprété par robert Donat, qui se présente comme un Canadien alors qu'on ne lui a rien demandé (Il est le premier des gens du public à poser à Mr Memory une question pertinente: la distance entre Winnipeg et Montréal), n'a apparemment pas de métier, on sait juste qu'il vient d'emmênager... il a le profil d'un globe-trotter, une certaine intelligence pour l'aventure, il fume la pipe, a de l'humour, et le danger ne semble pas lui faire trop peur... Pour le reste, c'est une énigme, au même titre que le David (ou Allan, suivant les copies) Gray de Dreyer dans Vampyr. Il est un héros parfait, un vecteur de l'aventure et du drame, à l'image de son petit frère, le Roger O. Thornhill de North by Northwest. Sauf que ce dernier avait un métier (Publicitaire), une histoire (plusieurs fois marié)... Oui, bon: un publicitaire, c'est quelqu'un dont le métier est de faire du sens avec rien, les mariages se sont tous terminés en divorce, et le O de son nom représente, de son propre aveu, le vide. Bref, ces deux héros vont être pour Hitchcock les moyens idéaux de sortir le grand jeu des péripéties, tout en étant des "faux coupables" parfaits.
Donc, Richard Hannay doit se déguiser en laitier pour échapper à des tueurs, prendre un train pour échapper à la police, embrasser une belle inconnue (Pamela, qu'on reverra, est interprétée par la belle Madeleine Carroll) afin d'échapper à des inspecteurs qui fouillent un train, sortir d'un train en marche alors que celui-ci est sur un magnifique pont, se réfugier dans une ferme Ecossaise sise au milieu de nulle part, contacter des gens qui sont, surprise, les espions eux-mêmes, puis leur échapper, etc.. Passées les scènes d'exposition, qui laissent la part belle au mystère, à la noirceur et au meurtre (celui d'Annabella Smith, tout en impressions fortes, ne laisse aucune place à la logique: qui lui a planté ce couteau dans le dos, et comment?) mais prennent leur temps afin d'installer une atmosphère, Hitchcock passe à la vitesse supérieure, et enchaîne les morceaux de bravoure: c'est le film le mieux construit de sa carrière Britannique, grâce probablement à la poigne d'Alma Reville Hitchcock, d'ailleurs citée au générique. Pas une surprise, donc, de voir l'équipe de North by Northwest s'en inspirer. Si le suspense reste le maitre-mot du film, on a une solide dose d'humour, et de logique Hitchcockienne: le personnage de Mr Memory, qui possède une déformation professionnelle spectaculaire, meurt de ses réflexes professionnels, ceux-là même qui lui ont permis de se faire engager par une troupe d'espions... la visite de l'écosse, superbe et ultra-stylisée (une large partie du film se situe dans des montagnes qui ont tout de sinistre, et les landes désolées et les marais nocturnes sont également employés à leur juste valeur), inaugure la série des fausses "cartes postales" à la Hitchcock, qui le font utiliser avec humour toutes les images d'Epinal d'un lieu dans une narration dynamique. L'aventure pure, c'est aussi lorsque le héros s'adresse à l'homme digne de confiance qu'il est venu contacter et que celui-ci est en fait le méchant du film: la fameuse scène du doigt manquant est justement célèbre.
Bien sûr, Hannay et Pamela vont se retrouver, de façon totalement logique, collés l'un à l'autre, liés par une paire de menottes, qui les oblige à la promiscuité (Ah, la scène durant laquelle elle enlève ses bas, avec un Hannay qui laisse complaisamment sa main toucher sa peau...), mais aussi à tomber amoureux... les Ecossais du film sont sans doute caricaturaux, mais le couple formé par John Laurie et Peggy Ashcroft est inoubliable: ils sont les fermiers qui recueillent Hannay lors de sa cavale. Lui est une brute, ultra rigide et religieux, et elle est une citadine mal mariée, qui voit en Hannay une opportunité de romance pour quelques instants volés: elle aide le héros à s'enfuir, peu confiante en son mari dont elle sait qu'il fera tout pour empocher la récompense. Hitchcock réserve à ses deux acteurs des gros plans sublimes, filme leur masure sous toute ses coutures, se souvient du cinéma muet dans une séquence qui voit le mari soupçonneux observer sa femme et son invité, qu'il soupçonne de tentation adultère, à travers une fenêtre; aucun dialogue, juste des visages, des gestes, et le regard inquiétant de Laurie. La scène renvoie à Murnau et ses films "ruraux", par son utilisation d'un espace plein, de menues tâches (Peggy ashcroft ne prend pas une minute pour se reposer entre deux tâches à accomplir pour son tyran de mari), et ses plafonds bas. Le couple, antithèse du couple romantique formé par Hannay et Pamela, est un des points forts du film, sans doute l'aspect le plus noir, qui renvoie à The Manxman, The Ring et leurs personnages de femmes mal mariées...
Au milieu d'un cinéma Anglais tiraillé entre cinéma populaire et cinéma ambitieux, donc entre Hitchcock et Korda, The 39 steps est le chainon manquant, tout comme Edge of the world de Powell fait la synthèse entre documentaire et drame. C'est une oeuvre beaucoup plus ambitieuse qu'il n'y paraissait. Il aura du succès, et on peut légitimement penser qu'il a contribué à cimenter la réputation d'Hitchcock en son propre pays, tout en installant la fausse idée qu'Hitchcock était un formaliste et rien d'autre. Or, le film possède beaucoup plus de substance que les pièces de théâtre filmées (Juno and the paycock) que les critiques de cinéma se bornaient à réclamer au metteur en scène... Il y a en Hannay une humanité, de par son inachèvement qui le laisse perméable à l'aventure, il ressemble à un Tintin en mieux, un Tintin à moustache et à pipe, qui est beaucoup plus distrayant parce qu'au lieu du capitaine Haddock, il a... Madeleine Carroll.
Le petit théâtre d'Alfred Hitchcock, qui se moque gentiment des voyageurs de commerce et des pasteurs, des politiciens aux discours tout faits, des braves gens qui posent des questions idiotes dans les music-hall populaires et des hoteliers trop confiants, est un établissement ou on aime à aller s'installer en quête de frissons salutaires. Et en prime, au milieu de cette aventure débridée, il installe un noir théâtre conjugal, de rencontre en baiser, de promiscuité nocturne imposée en confiance acquise, de rejet brutal en soudaine impulsion de prendre, tout simplement, la main de l'autre. Tout est bien qui finit bien? Non, car au fond de ce plan final en apparence idyllique, un homme meurt, ironiquement, parce qu'il a fait son devoir jusqu'au bout...
...Chef d'oeuvre? Oh que oui!
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