
Pour son cinquième film, Terrence Malick se radicalise. Il a pris l'habitude de questionner l'âme humaine à travers la mise en image de la pensée, tout en laissant les acteurs et la nature faire leur boulot devant sa caméra... Mais The tree of life, film qu'on pourrait qualifier de non-narratif tant il ne fait pas beaucoup d'efforts pour livrer au consommateur une linéarité confortable, passe à une nouvelle étape, questionnant les sentiments humains dans le cadre d'une famille Texane, dont l'histoire nous apparaît malgré tout dans sa désarmante simplicité: les parents, Brad Pitt et Jessica Chastain, se sont mariés, et ont eu trois fils. Au père, militaire et entreprenant, très rigoriste dans son éducation et profondément malthusien dans sa philosophie, semble incomber la tâche de faire de ses fils des hommes, avec toute la violence que cela semble l'obliger à utiliser; à l'épouse, mère au foyer douce et attentive, de les ouvrir aux sentiments et à la tendresse. Mais cet équilibre est fragile, et la vie ne leur réserve pas que des douceurs: conflits ouverts ou larvés entre le grand fils Jack (Hunter McCracken) et le père, rébellion caractérisée d'un autre enfant, aléas de la vie (Le père est inventeur dans l'âme, mais ses brevets ne semblent pas tenir le choc, il est de plus licencié, et doit travailler de nouveau pour l'armée), et surtout la mort d'un de ses frères conduisent Jack devenu grand (Sean Penn) à interroger son parcours émotionnel, et le chemin chaotique parcouru en trente années, à la lumière de souvenirs d'enfance qui nous sont livrés en toute subjectivité. Apparaît aussi et surtout le portrait énorme d'une grande disparue, la mère dont on ne sait pas ce qu'elle est devenue suite à la perte de son cadet, probablement mort au Vietnam. On saura juste qu'elle n'a pas été là pour assister à une dégradation toujours plus forte des relations entre son mari et leur aîné...

L'évocation, lente et contemplative, passe comme toujours chez Malick par une symphonie de répliques et d'images, disjointes et organisées selon un puzzle fragile. Mais le film commence par une introduction des forces en présence: la nature, impitoyable et aveugle, symbolisée dans le corpus du film par le père trop froid, trop dur, trop distant, trop injuste, qui a tellement voulu faire ses fils à son image qu'il se les est aliénés, et la grâce, qui ne juge pas, n'insulte pas, aime sans conditions, bien sur représentée dans le film par la délicatesse de la maman. C'est un parti-pris naïf, mais cette division des tâches permet à Malick de ne pas trop passer par la religion, même si au fur et à mesure de la progression du film, on sent bien que la thématique Chrétienne est capitale au film. Mais Malick, qui ne s'est pas encore enhardi jusqu'au point de tomber dans le délire vaguement ridicule comme il le fera dans son film suivant, a trouvé où s'arrêter avant de tomber dans le prosélytisme gênant, et surtout a décidé de tout tenter pour prolonger son style de narration décousu et fait d'un tissu complexe de souvenirs, points de vue entremêlés, impressions, sens aigu du détail (Il a en cela bénéficié de la complicité d'Emmanuel Lubetzki, le chef-opérateur qui était déjà aux commandes sur The new world), et sa capacité inouïe à donner voir des impressions d'une telle manière qu'on croirait pouvoir ressentir et toucher ce qu'on voit. Il a donc sollicité les services de Douglas Trumbull afin d'incorporer à son film une vision de la création du monde, inscrivant Jack et sa famille dans la continuité de l'histoire de la terre, un procédé qui nous permettra de visualiser le cheminement du personnage vers l'acceptation de la mort des êtres qu'il aime (Ce cheminement est accompagné d'une séquence lyrique à souhait, située sur une plage ensoleillée, sur laquelle se retrouvent tous les protagonistes, quel que soit leur age): Trumbull retourne à ses vieux trucs fascinants de 2001, en utilisant avec génie la chimie de la matière pour nous montrer les planètes comme la vie microscopique, et le tout est complété, afin de représenter l'état de nature sauvage et violent, par les images de dinosaures souffrant de devoir manger ou être mangés (Une philosophie de la vie proche du père qui enseigne à ses fils de ruser pour cogner plus fort, transformant un cours d'auto-défense déjà limite en un cours d'attaque...). Un maelstrom d'images qui apparaît maîtrisé, en dépit du risque permanent d'aliéner le spectateur.

Le film donc demande l'adhésion, ne livrant jamais totalement toutes ses clés, ce qui en fait la force et l'universalité. Mais admettons que Malick, qui a souhaité situer son film au Texas dans les années 50, et nous montre un héros qui est un garçon, a sans doute utilisé une perception de sa propre expérience, qui est celle d'un Américain protestant élevé dans une certaine société, dans laquelle une certaine ségrégation existe: pas raciale, les noirs sont absents du film comme ils l'auraient sans doute été de la vie dans cette petite bourgade Texane à cette époque, je parle de ségrégation sociale: au père qui parle de lutte pour la survie, Malick oppose une mère qui tend la main, qui donne à boire à des prisonniers acheminés par des policiers lors d'un passage en ville, à la grande surprise de ses fils... Le père enseigne d'ailleurs à ses enfants de ne pas franchir des lignes invisibles entre les propriétés de ses voisins, contrairement à la mère pour laquelle le monde est un terrain de jeu et de plaisir... Le metteur en scène utilise des préceptes religieux, dont les valeurs sont avouons-le possibles à revendiquer par toute personne dotée de bon sens, pour une représentation de l'humanité d'une mère, finissant par accomplir un poème cinématographique unique en son genre, et fascinant de bout en bout.



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