On pourrait argumenter d'une part que ce film, tourné vers la fin de la longue carrière du metteur en scène à la Warner (1926-1953) serait le dernier grand film de l'auteur de Casablanca, en même temps que son projet le plus personnel de cette fin de règne. En effet, c'est dès le départ un qu'il a voulu faire, dont il a nourri le projet, puis qu'il a produit lui-même (Le premier à porter explicitement la mention "A Michael Curtiz Production"). Il renvoie à cette poignée fascinante de films de genres des années 30, dans lesquels il montrait une vision baroque de divers génies du mal, sans trop se soucier de logique, et en faisant l'éclatante démonstration de son talent singulier. Et The unsuspected, arrivant après la rigueur formelle de son superbe Mildred Pierce, ressemble en effet à une plongée dans les coulisses dangereusement surréalistes du film noir... Mais il serait d'autre part assez sain de ne reconnaître en ce film (Dont le script est signé de Bess Meredith, soit Madame Curtiz!) qu'une affirmation péremptoire d'un style, d'une maîtrise visuelle, au mépris de toute autre préoccupation, ou seulement comme une oeuvre plus rigoureuse et aboutie, disons "grand public". Je pense que le film est les deux à la fois, en même temps que l'un des films les plus proches de ce que Curtiz savait le mieux faire. Il le signe de bout en bout, et nous convie à une fête permanente d'effets cinématographiques, de purs coups de théâtre, et de trucs grand-guignolesques distillés avec gourmandise...
Victor Grandison (Claude Rains) est un homme de radio, riche et célèbre, qui a construit sa carrière entière sur le crime: d'une part, il conte avec une certaine délectation des histoires sordides pour le plus grand bonheur de ses fans, et d'autre part, il se plait de temps à autre à s'adonner à des meurtres parfaits, en esthète du crime plus que par véritable intérêt. Il supervise aussi parfois (même à leur insu!) le meurtre d'autres moins solides que lui, qui viennent ensuite nourrir la galerie baroque de crimes dont il nourrit son émission de radio. Il vient justement de commettre un crime, en tuant sa secrétaire. Un jeune homme, qui cherche par ailleurs à élucider la disparition d'une protégée de Grandison, va commencer à remuer dans l'étrange demeure du présentateur, pour y découvrir de bien curieux secrets et des squelettes de plus en plus envahissants dans à peu près tous les placards...
L'intrigue ne tient pas vraiment debout: ceux que Hitchcock appelait avec un dédain rigolard 'les vraisemblants', ces gens qui vont vous démontrer que tel ou tel film ne fonctionne pas sous prétexte qu'une porte ne s'y ouvre pas du bon côté, feraient bien de s'abstenir de venir fouiller ici. Peu importe d'ailleurs; dès la première séquence c'est le signe cinématographique qui triomphe, comme au bon vieux temps de Doctor X: Ombres mouvantes, une caméra sure d'elle qui nous emmène ou elle veut, gros plans millimétrés d'objets soigneusement isolés, et utilisation savante de l'éclairage: Curtiz se fait plaisir, et va continuer à le faire sur tout le film, véritable commentaire sur le film noir à son plus pur; film noir dont les dix premières minutes ici se veulent un catalogue d'effets exhaustif. Il serait d'ailleurs, à propos de film noir, fort intéressant de se pencher sur l'influence que Laura a pu avoir sur ce film, qui utilise un certain nombre de figures qui en proviennent directement: le portrait d'une jeune femme disparue, le retour inattendu et à peine expliqué de la jeune femme d'entre les morts, et la présence d'un criminel qui est pour cette fois-ci un homme de la bourgeoisie, un homme arrivé... Celui-ci assume sa supériorité revendiquée sur le reste de l'humanité en se livrant à l'art de tuer les autres, sans failles ou presque.
Mais The unsupected n'est pas un plagiat ni même une vague copie. C'est un film très proche de la façon de faire de Curtiz au début des années 30... Après le "génie fou" de 1931 (The mad genius), et le sculpteur fantôme de Mystery of the wax museum, un nouvel auto-portrait sardonique de l'auteur? Celui-ci a signé son film, par son utilisation virtuose de l'ombre, par ses trouvailles de mise en scène (la façon dont chaque meurtre vu à l'écran comporte un plan de Claude Rains reflété sur une surface lisse, en double maléfique de l'aimable esthète qu'il est et reste jusqu'au bout), la science du rythme et de la composition (Une scène de meurtre au verre de vin blanc empoisonné reprend l'idée du verre de lait dans Suspicion, d'Hitchcock, mais la prolonge et l'emmène dans des dimensions insoupçonnées) mais aussi par un recours à une fin feuilletonesque avec des péripéties qui semblent reprises de ses films muets (L'avalanche, Les chemins de la terreur), avec rebondissements, homme caché dans une malle, et poursuite en voiture... Il faut se pencher sans tarder sur ce chef d'oeuvre délirant, dans lequel Curtiz adopte, avec un humour certain, le point de vue d'un meurtrier esthète du crime qui ressemble sans doute beaucoup à son âme.