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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 10:39

Succéder à Amélie Poulain, ce n'était évidemment pas gagné; le succès phénoménal du film, dans le monde entier, a eu deux effets: d'une part, achever de présenter le cinéaste au grand public, en le détachant totalement du reste de son oeuvre, principalement représentée par trois autres longs métrages de styles divers; d'autre part, officialiser un quasi-divorce entre Jeunet et la critique Française, qui le voit désormais comme un truqueur, voire pire: un nouveau Besson. C'est d'autant plus injuste que Jeunet, lui, a du talent... la situation n'allait pas s'améliorer, puisque la profession cinématographique allait emboîter le pas à la critique en partant en croisade contre ce film, accusé de porter atteinte à la production Franco-Française en se faisant distribuer par Warner.... ce qu'on n'a jamais reproché à Tavernier en son temps, par exemple, voire à Chabrol, de même qu'on a semble-t-il toujours revendiqué Les félins de René Clément (production MGM tournée en anglais) comme un film Français, sans parler de The big blue ou The Fifth Element, de Luke Besson, pas spécialement tournés en Français non plus... Tout ce préambule est là pour situer, il y a bien sur des problèmes plus importants, mais lorsque Jeunet se dit, en 2004, victime d'un acharnement médiatique, il n'a peut-être pas tout à fait tort.

L'un des problèmes auxquels le film devra faire face de toute façon, c'est bien sur le fait qu'il ne soit en aucun cas Amélie II. Il y a un monde entre Delicatessen et la Cité des enfants perdus, puis entre ce dernier et Alien Resurrection. Jeunet a déja prouvé sa versatilité... Mais ici, il se livre à quelque chose de nouveau: finie la science-fiction, finie la fantaisie liée à la création d'un monde fantastique sans nom... Avec ce film, on recrée un monde qu'on connaît, voire qu'on croit bien connaître... il y a du Tardi dans le Jeunet qui s'engage à recréer avec maniaquerie la guerre des tranchées. Du reste, il y a du Tardi aussi dans la représentation du début des années 20 en France, avec ses décors qu'on croirait repris d'une version prolongée d'Adèle Blanc-Sec, qui se continuerait dans les décennies suivantes... Alors le film n'est pas que cette reconstruction maniaque, mais elle a été accomplie avec un tel soin (et le renfort notable d'effets spéciaux pointus, qui n'ont pas manqués d'être reprochés au cinéaste, bien entendu) qu'elle entre en compte de façon importante dans le puzzle ainsi obtenu.

Oui, parce que ce nouveau film de Jean-Pierre Jeunet est un puzzle, à la fois par son histoire (Une "enquête" menée après la guerre par une jeune femme qui recherche son amant disparu) et par son déroulement (un ensemble de points de vue qui sont centralisés par la jeune femme et sa famille, mais pas seulement, le spectateur ayant parfois droit à des avant-premières qui renforcent le mystère). Un puzzle qui est certes complexe, mais qui reste en permanence d'une grande lisibilité. Et bien sur, ce puzzle est propice à l'utilisation des obsessions de Jeunet, qui nous présente un grand nombre de boîtes à secrets (telle celle qui contient les objets laissés par cinq condamnés à mort à leurs proches), et utilise les ressources améliorées du split-screen, façon 1915 pour montrer le cheminement des associations d'idées dans la tête de Mathilde.

C'est à porter au crédit d'Audrey Tautou de ne pas s'être noyée au milieu de toute cette construction complexe, pas plus d'ailleurs qu'aucun personnage. Jeunet les aime, ses protagonistes, depuis Mathilde et sa quête folle jusqu'à Germain Pire, le détective dont il a confié le rôle à Ticky Holgado mourant. Il a enfin réussi à s'attacher les services d'André Dussolier, dont la narration du Fabuleux destin d'Amélie Poulain est dans toutes les mémoires, et confie des rôles à un grand nombre d'acteurs, dont l'inévitable Dominique Pinon, mais aussi Chantal Neuwirth, Daroussin, Jean-Paul Rouve, le revenant Jean-Claude Dreyfus, Clovis Cornillac voire Jodie Foster. Car s'il est parfois reproché à Jeunet de privilégier son imposant château de cartes sur l'humain, il a soigné sa distribution, et une fois de plus a laissé la part belle à ses personnages, dont il sait faire de leurs passages parfois très courts à l'écran les reflets d'une vie tangible: ainsi en est-il de Benjamin Gordes dit Biscotte et de son ami Bastoche; pareillement pour le capitaine irascible (Dont le dialogue pétri de grossièreté renvoie explicitement à Tardi et à ses marginaux en colère: un échange en pleine tranchée entre lui et un soldat se résume ainsi:

Soldat: -Merde!

Capitaine: Ta gueule!

Soldat: -Merde!

Capitaine: Ta gueule!)

Tout ça a une importance, parce qu'en fait beaucoup plus que l'évocation d'une époque, ce film est une accumulation de puzzles humains, des gens qu'on nous présente et qui se présentent à nous dans leur fragments, que nous assemblons d'épisode en épisode, tels ce "paysan de la Dordogne" qui prend tant d'importance au fur et à mesure, ou l'énigmatique soldat Desrochelles... Le plus transparent des acteurs dans ce contexte, c'est Gaspard Ulliel qui joue l'objet de la quête, Manech.

Le puzzle n'est, pas plus que la reconstitution maniaque, le fond du film, mais on ne saura reprocher à Jeunet d'avoir voulu faire un cinéma formellement ambitieux. D'autant que c'est très réussi. Mais ce qu'il a voulu faire ici, c'est comme toujours raconter la lutte d'une personne contre le temps qui passe (d'où l'obsession de Bénédicte, la tante de Mathilde, pour que sa nièce se case, et cesse de vivre dans ce qu'elle estime être le passé), lutte qui était déjà un peu au coeur de tous les films personnels de Jean-Pierre Jeunet; ici, elle est évidemment l'apanage de Mathilde, et on sent comme des regrets chez tous ceux qui ont laissé filer des occasions, vus partir des gens qu'ils aimaient, etc: Elodie Gordes, quasi veuve de deux hommes; Tina Lombardi, lancée dans une vengeance inutile, et qui en mourra; et puis au milieu de tout cela, on trouve un autre humain qui a compris qu'il pouvait arrêter le temps, s'il le voulait. Plus: il a réussi; et sa machination fait probablement le sel du film... Jeunet, lui aussi, a réussi de film en film, à arrêter le temps, en nous montrant ses personnages obsédés par l'un ou l'autre aspect de la vie (la quête d'un amour disparu, faire oublier aux poilus la vie dans les tranchées comme le réussit si bien Célestin Poux, ou la bonne tenue du gravier pour l'oncle de Mathilde... Tout le monde a son petit jardin pas toujours secret). Il a aussi su une fois de plus construire un objet cinématographique aussi atypique que traditionnel, renvoyant à toute l'histoire du cinéma, qui sait aussi bien se jouer du spectateur que compter sur son intelligence, et qui se paie en plus le luxe d'être une représentation valide de la guerre: ici, pas de pitié pour l'officier. Car en plus d'être anti-guerre, son film est en plus furieusement antimilitariste, une immense qualité humaine comme chacun sait... Tout ça fait un film dans lequel il est indispensable d'aller se noyer de temps à autre...

 

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