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Voilà une fois de plus, de la part d'Erich Von Stroheim, un film peu banal, et qui défie toute caractérisation: à la fois pur produit de l'époque des studios, et oeuvre réalisée en tout indépendance par un réalisateur démiurge qui vivait ses dernières semaines de pouvoir sur une industrie qu'il avait contribué à élever, et qui ne savait plus quoi faire pour se débarrasser de lui, c'est un film compliqué en effet à comparer à tout ce qui se faisait en parallèle à la MGM ou la Paramount... Rappelons les épisodes précédents de la carrière du metteur en scène le plus turbulent du cinéma muet Américain: Erich Von Stroheim est entré après quelques succès non négligeables en conflit avec les administrateurs de la Universal, et a trouvé refuge chez des indépendants (Goldwyn) mais a du une fois de plus se battre contre des moulins à vent lors du rachat de ce petit studio par Metro. Après deux films pour la nouvellement constituée MGM, il a pris la poudre d'escampette, déterminé une fois de plus à réaliser comme il le souhaite un film selon son coeur...
Une fois de plus, Stroheim est libre après La Veuve Joyeuse. C’est donc le moment pour lui de tenter à nouveau l’aventure de l’indépendance: il contacte en 1926 Pat Powers, un entrepreneur-producteur passionné d’animation, qui s’est lancé dans un partenariat avec Disney, et qui tente alors d’imposer une système de synchronisation sur disque (Steamboat Willie, de Disney et Ub Iwerks, c’est le procédé Photophone de Powers.) concurrent du Vitaphone de la WB. L’affaire dans laquelle se lance Stroheim ressemble tellement à ce qui s’est passé à la MGM avec Greed que le réalisateur aurait du se méfier de la suite des évènements, mais si Stroheim consultait régulièrement une voyante, il ne semblait pas être très réaliste quant à la tournure que prenaient les choses dans le Hollywood de la fin de la décennie.
L’accord avec Powers portait sur un film dont Stroheim entendait bien garder le final cut: The Wedding March revient 4 ans en arrière, avec des ingrédients et des figures mélodramatiques tirées de The Merry-go-round, à la différence près que cette fois Stroheim s’est imposé dans le rôle principal. Fidèle à son credo de privilégier un jeu naturaliste, il découvre une jeune aspirante artiste, Fay Wray, dont il décide de faire son actrice principale. Elle est issue du milieu du cinéma burlesque et a en particulier fait de courtes apparitions chez Hal Roach...
Bien lui en prendra : celle-ci est excellente, et s’entendra à merveille avec sa co-star et réalisateur : dans l’introduction filmée par Kevin Brownlow pour la présentation sur Channel 4, Fay Wray cache mal son émotion liée à ses souvenirs d’un tournage durant lequel Stroheim a constamment loué son professionalisme et ses capacités. De plus, l’entente entre les deux comédiens, leur complicité, est plus que palpable dans leurs scènes communes. Pour le reste, il se sert de sa stock-company: Dale Fuller et Cesare Gravina, Maude George, Zasu Pitts ou encore Matthew Betz (Aperçu en policier à la fin de Foolish Wives) vont être les interprètes du film.…on peut ajouter à cette liste le fort rondouillard Hughie Mack, déjà vu dans Greed.
L’intrigue du film, dédié par Stroheim «aux amoureux du monde entier», est proche de The Merry-go-round, disais-je, et pour commencer, le film se situe à Vienne en 1914, et confronte deux mondes qui ne devraient pas se rencontrer : le monde de l’aristocratie, incarné par la famille princière des Von Wildeliebe-Rauffenburg : le père (George Fawcett), la mère (Maude George) et leur fils Nickolas (Nicki Von Stroheim), et de l’autre coté, le monde du peuple, incarné par Mitzi (Fay Wray), une jeune femme qui joue de la harpe dans un restaurant, ses parents (Dale Fuller et Cesare Gravina), et Schani, le boucher (Matthew Betz), dont le père (Hughie Mack) voit d’un assez bon œil l’intention de Schani d’épouser Mitzi, voire plus. Mitzi et Nicki se rencontrent, s’aiment, consomment leur amour, mais les parents de Nicki, dans une situation financière désespérée, arrangent son mariage avec Cecelia Schweisser (Zasu Pitts), une plus toute jeune héritière dont le père désespère de jamais la marier: elle est boîteuse, et un peu fantasque, pour ne pas dire idiote.
Stroheim fait de tout cela un conte de fées pour adultes, rarement réaliste, souvent paroxystique, mais dont les 20 premières minutes posent bien le système de jeu de comparaison favorisé par Stroheim dans tous ses films : après quelques intertitres d’exposition, aux prétentions littéraires, puis des vues de Vienne, on assiste, le jour d’une importante procession à laquelle ils doivent participer, au lever de chacun des trois Wildeliebe-Rauffenburg : les parents sont réveillés, elle par une bonne, lui par un valet, mais ont en commun de dormir avec des protections en caoutchouc pour ne pas abimer la coiffure de madame et la moustache de monsieur. Sitôt levés, l’un et l’autre s’agressent volontiers, dans une routine manifestement quotidienne. Premier contraste: s’il est effectivement levé par son valet (Ou une ordonnance, l’homme est en uniforme, et le Prince est un soldat), Nicki reçoit tout de suite la visite d’une bonne, qui lui reproche la présence d’un bas de femme dans ses affaires. Ils se chamaillent… La complicité entre Nicki et la bonne ne fait aucun doute, mais contrairement à Karamzin et sa bonne, l’homme semble ici avoir une tendresse réelle pour la jeune femme. Le Stroheim nouveau est arrivé! Après cette scène, une courte confrontation entre Nicki et chacun de ses deux parents, séparément, permet d’établir assez efficacement, mais par le recours à un dialogue de titres, de nombreux points de l’intrigue: le coté papillon de nuit de Nicki qui demande de l’argent, le mépris dans lequel le père tient son fils, lui suggérant le suicide pour ses sortir des ennuis, puis avouant son manque d’argent; père et mère lui conseillent également de faire un mariage d’intérêt.
Avec la deuxième bobine, on passe à la procession proprement dite: celle-ci va aussi apporter son lot d’informations... On y rencontre Mitzi, Schani et leur familles, venus assister à la procession; le montage isole chacun des protagonistes, nous permettant de cerner la personnalité, le rôle de chacun dans l’intrigue à venir, mais aussi les positions respectives de chacun vis-à-vis de la possibilité d’une union entre Schani et Mitzi: la mère de Mitzi pousse dans la direction du rapprochement, son père est (mollement) contre, et le père de Schani a une confiance aveugle en son fils, qui lui-même considère la chose comme acquise; Mitzi, on le voit tout de suite, freine tant qu’elle peut, d’ailleurs, un jeune officier à cheval a capté son attention… Le dialogue muet entre Stroheim et Fay Wray commence ici, et c’est en gestes, regards (Mitzi regarde son bel officier des pieds à la tête, dans une inversion des rôles assez inattendue) que l’histoire d’amour entre ces deux là se scelle.
Comme d’habitude avec le réalisateur, le tournage sera un festival d’extravagances en tout genre, sauf que cette fois-ci cela sera sans heurt notable entre le metteur en scène et la production; l’anecdote est célèbre, on peut la rappeler: désireux d’obtenir des séquences d’orgie réalistes, Stroheim fait venir des dames de petite vertu, alimente le plateau en boissons de contrebande et organise une partie fine géante sous le regard des caméras, en prenant bien soin de respecter au mieux les bonnes mœurs lors du montage. Il obtiendra ainsi une séquence qui occupe une grande part d’une bobine, alternée avec une autre séquence décisive, lors de laquelle Nicki et Mitzi vont (Hors champ), faire l’amour. Le parallèle entre l’évidence du stupre dans le bordel et la délicatesse des larmes de Fay Wray à l’issue de cette rencontre charnelle est l’une des touches puissantes de ce film.
Au terme du tournage, le cinéaste monte une version de travail gargantuesque, alors que Powers entre en négociations avec la Paramount en vue d’un arrangement de distribution. A ce moment, Stroheim aurait du voir les nuages noirs s’amonceler dans le ciel…
En 1928, Paramount sort The Wedding March. Afin de sortir les quatre heures de film souhaitées par Stroheim, il sortira sous la forme d’un diptyque, en deux sorties différentes. La première moitié, dont le montage aurait été assuré par Stroheim ET Sternberg, totalise 110 minutes, et est présentée avec des disques Photophone synchronisés. En plus du son synchrone, Stroheim continue ses expérimentations avec Technicolor. Mais l’unique scène qui en bénéficie a une fonction principalement décorative, montrant la procession à la fin de la deuxième bobine, après la rencontre entre les deux amants. Elle permet au moins de relever symboliquement le coté sacré pour Nicki de sa rencontre avec Mitzi. On peut le lire comme cela, mais on peut aussi penser qu’il s’agit pour Stroheim de nourrir son obsession frustrée pour le décorum.
Ainsi, l’accord a finalement été trouvé, et cette première moitié est conforme aux volontés du metteur en scène, qui pendant la sortie s’attelle au montage de la deuxième partie… qui lui sera retirée des mains devant les résultats plus que mitigés du film. Sternberg aurait supervisé le montage de la seconde, que les commentateurs ont jugée expéditive et confuse, et qui a été lancée par Paramount comme un nouveau film, The Honeymoon, afin d’attirer les spectateurs qui n’auraient pas vu la première… Deux bobines au début du film résumaient les 14 de la première partie. Mais Stroheim, toujours intransigeant (On se met à sa place), a refusé que le film soit projeté aux Etats-Unis.
...La deuxième partie fait aujourd’hui partie des films perdus, même si une brève rumeur a indiqué qu'il en existerait des fragments en 16mm, ce dont on attend une confirmation.
On peut toujours se consoler en regardant la première partie; ce grand film, dont Stroheim a bien cru que cette fois-ci on le laisserait faire, avant que la deuxième partie tourne à la débâcle, nous permet au moins de voir le montage «à la Stroheim» sous un jour à peu près authentique ; «a peu près», dis-je, car des faits troublants relatés par Lotte Eisner au sujet de la redécouverte par Stroheim de son film dans les années 50 jettent le doute, non seulement sur la paternité du montage de The wedding March (la première partie du dyptique) mais aussi sur Stroheim lui-même et sa façon de gérer ses souvenirs. Néanmoins, ces 109 minutes portent sa marque, depuis l’exposition extrêmement fluide dans laquelle tout fait sens, depuis le réveil jusqu’au claquement des bottes du fils face à son père, depuis la vision de la grimaçante Dale Fuller qui reluque son gendre potentiel d’un œil salace jusqu’au regard direct et mutin de Fay Wray. Du coup, cette exposition se déroule durant 20 bonnes minutes, mais elle est fascinante. Pour le reste, le film ne faillit pas à la tradition, utilisant avec maestria le montage alterné, favorisant le fondu enchainé (Comme plus tard dans Queen Kelly) afin de lier les actions au sein d’une même séquence(ou peut-être afin d’empêcher le remontage ?) ; les séquences lyriques trouvent écho dans les séquences sordides, tout comme les personnages résonnent tous plus ou moins: Nicki arrivant dans l’univers de Mitzi remarque bien les cochons qui s’ébattent, le coté populaire du lieu, mais il se garde d’en dire quoi que ce soit, afin de ne pas froisser Mitzi. Schani, rejoignant Mitzi sous les pommiers afin de la tirer de sa rêverie, ne remarque pas les cochons, et son pas brutal les fait fuir. En deux séquences, deux caractères que tout oppose, si ce n’est que l’un et l’autre sont amoureux de la même femme. Un autre aspect qui éclate au grand jour dans ce montage, c’est le respect de Stroheim pour son spectateur: on sait que le metteur en scène a le goût du détail authentique, et aime à peupler ses décors de fourmillement d’objets, d’artefacts et d’inscriptions censés donner une apparence de vie aussi tangible et crédible que possible. En 1927/28, c’est une norme dans ce genre de film, d’ailleurs largement sous l’influence de Stroheim, mais aussi de Lubitsch ou des grands drames de prestige de la MGM. Mais ces derniers exemples (Flesh and the devil, par exemple) sont tous plus factices que le film de Stroheim, de par la volonté de ce dernier de ne rien traduire, de laisser le décor conter sa propre histoire: tout ce qu’on peut lire dans ce film en tant que publicités, enseignes, etc, est en Allemand, à l’exception d’un entrefilet de journal à la fin. Si j’insiste sur ce détail, ce n’est pas pour admettre que j’ai cru un seul instant qu’il avait été tourné à Vienne, mais c’est parce que le film apparait dans toute la splendeur éclatante, tel que l’a voulu Stroheim. Pour lui, ces détails sont importants, mais n’importe quel exécutif qui aurait mis le nez dans son film aurait certainement arrondi les angles. La cohérence de l’ensemble ne souffre finalement que des questions irrésolues, ces petits riens ou petits cailloux qui trouvaient à n’en pas douter un écho dans la deuxième partie…On peut dire qu’avec l’affaire The Wedding March, le divorce entre Stroheim et les producteurs est consommé; plus un seul film ne sortira sous son nom aux Etats-Unis désormais. Ce qui est plus grave, c’est que le public, désormais, ne lui est plus acquis. le glas de sa carrière approche donc…
Restauration et préservation
Le film est donc, on l’a dit et redit, incomplet. Mais aux yeux de Stroheim, il était quasiment inachevé; après tout, on lui a retiré le montage de la deuxième partie. On est habitué, forcément, à ces coups de gueule d’un Stroheim-artiste qui renie un film parce qu’il n’a pu le mener à bout : The merry-go-round, Greed, The Merry widow et Queen Kelly ont tous subi ce même traitement de sa part. Mais ici, c’est plus grave : lorsqu’à l’invitation d’Henri Langlois il va voir The wedding march, il va obtenir de la Cinémathèque Française la possibilité de reprendre le montage, afin de résoudre des problèmes aperçus lors du visionnage. Il refusera pourtant de revoir la deuxième partie, qui retournera dans les placards de la cinémathèque, où elle brulera en 1957. C’était l’unique copie. Si Stroheim l’avait repris en mains… Lors de cette restauration effectuée par Stroheim avec la complicité de Renée Lichtig, le metteur en scène se plaindra souvent de détails apportés par Sternberg, se plaignant des plans d’animaux qui selon lui polluent la scène d’amour. Sternberg a-t-il vraiment été amené à travailler au montage de ce film? La question reste posée, on sait bien sûr qu’il a contribué au montage de la deuxième partie, mais la plupart des sources attribuent le montage de la première au seul Stroheim. De plus, ces fameux plans d'animaux restent assez dans sa manière... Quoi qu’il en soit, si on a des copies décentes de ce film aujourd’hui, c’est grâce à ce remontage : les versions préservées aux Etats-Unis ne gardent que 90% du film en 35 mm. Par contre, c’est à une copie Américaine qu’on doit la préservation du Technicolor : les séquences couleur n’étaient pas aussi faciles à conserver que les séquences en noir et blanc, et les copies Françaises en étaient privées. On l’aura compris, Kevin Brownlow et Patrick Stanbury se sont livrés à un travail titanesque de puzzle, ce qui ne se voit jamais. et donne sacrément envie d'être revu!
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