
Nous faisons la connaissance d'une poignée de femmes, qui vivent ensemble et pratiquent le même travail: elles sont prostituées, plus ou moins de luxe, car elle fonctionnent sur rendez-vous dans les hautes sphères de la société. Leur spécialité, c'est de se faire inviter pour les soirées délirantes organisées par les dignitaires Saoudiens en voyage. Nous faisons la connaissance de Soukaina (Halima Karaouane), qui rêve de se trouver un prince Saoudien, mais reste très attachée à un clochard qui peut être très violent, de Randa (Asma Lazrak), dégoûtée du métier qui la pousse dans les bras des hommes, alors qu'elle préférerait des clientes, de Hlima (Sara Elhamdi Elalaoui), la petite paysanne enceinte qui commence le métier, et qui a tout de la "tête brûlée" et enfin de Noha (Loubna Abidar), la doyenne de tout ce petit monde, qui essaie tant bien que mal de les mener à la baguette, mais qui cache une situation terrible: rejetée par sa famille qui s'occupe de son petit garçon, elle doit en plus penser pour toutes ses copines...
Si le film s'attaque au cas de la prostitution, du'ne façon très réaliste, ce n'est pour autant ni misérabiliste, ni de l'exploitation pure et simple. C'est un portrait d'un groupe au passage très féminisé, où les rares hommes (à l'exception de Saïd, le chauffeur et homme à tout faire de la bande, interprété par Abdellah Didane) sont des travestis qui rêvent d'Europe et d'opération. Et ces femmes, qui font un métier qu'évidemment on ne souhaite à personne, répondent pourtant à un besoin explicite de la société. Ca va même plus loin, car dans les anecdotes du film liées aux princes Saoudiens, des sacrés fêtards, il y a l'histoire de Soukaina et de son Saoudien attitré (Enaamane El Haulaili) qui fanfaronne, passe ses nuits avec la jeune femme, mais ne peut absolument pas coucher avec elle; quand elle découvre qu'il est gay, sa réaction à elle est inappropriée, mais la sienne, en se sachant débusqué, est ultra-violente: les filles accompagneront leur amie au poste pour porter plainte, mais elles devront subir l'affront d'une plainte à leur égard... Vous le verrez plus tard, cet épisode est tristement prémonitoire.
Pourtant, le film montre aussi qu'il y a une vie pour ces quelques femmes modernes, souvent habillées à l'occidentale, qui rêvent comme Randa d'un ailleurs (L'espagne où elle souhaite s'exiler, ou la douceur des amies), qui se serrent les coudes. Et le film est assez clair, le système du pays, foncièrement patriarcal, leur fait une place, tant qu'elle n'en abusent pas, et surtout tant qu'elles se contentent de faire ce qu'on veut d'elles. Jusqu'aux clients étrangers qui s'attendent à une soumission à leurs moindres désirs. Et paradoxalement, si elles ne sont pas libres, en tout cas ces prostituées bénéficient d'une sorte de traitement de faveur dans la mesure où elles peuvent se permettre des licences (tabac, cocaïne, alcool), qui bien sûr ne sont pas de ce qui est favorisé par les bien-pensants parmi leurs clients: beaucoup d'hypocrisie, donc...
Le style choisi par Ayouch est quasi documentaire, et il a choisi de placer sa caméra au plus près des corps, ce qui a profondément gêné les quelques détracteurs du film, qui en réalité n'en ont sans doute pas vu la vraie version... Des détracteurs qui n'ont sans doute aucun problème avec le "système" décrit dans le film, où chaque rouage (prostituée, facilitateur, client) a sa place, et qui est une machine bien huilée) mais qui n'ont aucun problème non plus à traiter explicitement l'actrice Loubna Abidar de "pute", ignorant totalement le courage de la jeune femme. Derrière la prostitution, c'est toute la condition féminine au Maroc, un pays pourtant réputé "avancé", qui est pointée du doigt.
On a écrit beaucoup de bêtises sur ce film sans fards, et je tiens à préciser que j'ai vu la seule version approuvée par Ayouch, la seule qui soit effectivement sortie: en effet, une version de trois heures, probablement un montage de travail qui n'était absolument pas destiné à être vu en dehors des membres de la production, a fuité peu de temps avant la sortie, et dans certains pays où le film n'est pas sorti, cette version indigne et parfois très explicite était la seule visible. D'où l'égarement d'un certain nombre de commentateurs, qui considèrent que le film est beaucoup trop long, et d'où surtout les ennuis subis depuis cette fuite par Loubna Abidar, traitée de prostituée sur les réseaux sociaux, et attaquée physiquement: embarquée de force dans une voiture, elle a été frappée avant d'être jetée du véhicule, et a dû en prime subir la moquerie des policiers auxquels elle s'est adressée. Son crime, tout simplement, était d'avoir participé à un tournage extrêmement réaliste... On n'ose imaginer ce qui lui serait arrivé si elle avait tourné avec Abdellatif Ketiche. Elle a décidé de s'exiler pour la France, et on lui souhaite de relever la tête et de continuer son métier, elle est formidable...
En attendant, c'est précieux de pouvoir voir un film comme celui-ci, mais la difficulté dans laquelle s'est trouvé Ayouch (le film est sorti au Maroc, mais on ne peut pas dire qu'il y ait été bien accueilli), et les ennuis subis par Loubna Abidar, nous font craindre pour l'avenir... A suivre.


